Troisième épisode de la rubrique « Hyperzone » de Laurent Courau dans le magazine Chro (ex. Chronic’Art). Où il est question de chaos et d’anarchie. De l’entraînement martial, à la fois physique et mental, comme une forme particulière d’éveil, un début d’équilibre entre l’ordre et le désordre. Ce que les Grecs anciens nommaient « kalokagathie », la condition de celui qui entretient l’idéal de la conduite personnelle.
Présentation originelle de la rubrique, par Cyril de Graeve :
« Laurent Courau (La Spirale.org), reporter de l’extrême et zélateur de l’hypermodernité, parcourt les dernières frontières de la planète, en quête de sens et de renouveau, afin d’éclairer ce qu’il se trame dans les interzones du XXIe siècle. »
Jeff Monson au Cercle du Dragon (Renens, Suisse), lors d’un stage de MMA (arts martiaux mixtes) organisé par Marcos Drake © Laurent Courau
Le beatnik des rings
Aéroport international de Genève, le jeudi 30 août 2012. Beaucoup de mouvement et de tumulte au niveau A du terminal T1, les retours de vacances battent leur plein. Crâne rasé, oreilles en chou-fleur, tatouages et muscles saillants, une silhouette impressionnante apparaît dans l’encadrement de la porte des douanes, traverse la cohue des estivants et leurs chariots débordants de bagages, pour se diriger droit sur nous. Fidèle à sa légende de beatnik des rings, Jeff Monson débarque en Suisse, équipé d’un sac minuscule, d’un t-shirt aux armes de l’équipe russe de lutte olympique, d’un short de surfeur et d’une paire de tongs. Une forme de dénuement ascétique que ce champion d’arts martiaux mixtes semble observer en toute saison, été comme hiver, et quelles que soient les conditions climatiques de sa destination ; comme un écho de son militantisme anarcho-syndicaliste, une prise de position politique rare dans le milieu du free fight américain, dont l’élite attire désormais les contrats de sponsoring des plus grands équipementiers sportifs.
Jusqu’à Nike, qui s’intéresse à ces athlètes qui boxent, qui luttent, qui se projettent et se soumettent. Car, loin de la marginalité violente de ses premiers pas au début des années 90, cette révolution des arts martiaux et des sports de combat est entrée de plein pied dans le « rêve américain » et génère des centaines de millions de dollars de chiffres d’affaire. Son organisation reine, l’Ultimate Fighting Championship qui a fêté son vingtième anniversaire au mois de novembre 2013, rivalise à elle seule de notoriété avec les plus grands événement sportifs. Et bénéficie actuellement d’un contrat avec Fox Network lui permettant de toucher jusqu’à 99 millions de foyers américains ; une manne financière en droits de retransmission pour la société Zuffa, LLC. qui possède et exploite la marque, avec à sa tête le charismatique Dana White et ses deux associés de l’ombre, les frères Lorenzo et Frank Fertitta III, entrepreneurs d’origine sicilienne bien connus dans l’industrie du jeu et des casinos de Las Vegas.
Corps-machine bardé de tatouages et à l’efficacité sans appel, Monson impressionne et diffuse une aura inquiétante, en dépit de sa gentillesse et de sa bonhomie naturelle. Deux fois vainqueur de l’ADCC Submission Wrestling World Championship, un des meilleurs tournois au monde organisé par un émir d’Abou Dhabi, et combattant successivement affilié à l’UFC américain, au Pride japonais et au M-1 Challenge russe, cet ancien lutteur de haut niveau a la réputation d’être l’un des meilleurs spécialistes des soumissions au monde. Une expertise dans l’art de l’étranglement, du cassage d’articulation et de la clé de bras qui occasionne notre rencontre matinale dans la zone d’arrivée de l’aéroport de Genève, à l’invitation de mon ami Marcos Drake pour un stage organisé dans son dojo des environs de Lausanne. En éternel nomade et abonné des vols long-courrier, Jeff Monson a accepté de faire le déplacement depuis les États-Unis pour enseigner ses techniques durant quelques heures.
Briser les archétypes
Membre de la 32ème génération de moines laïques du Temple de Shaolin, Marcos Drake est le fondateur du Cercle du Dragon. À l’origine, une école d’arts martiaux traditionnels, au sein de laquelle s’enseignaient le wushu et le ninjutsu et qui s’est depuis ouverte à des styles plus modernes tels que le grappling et le combat libre ; attitude typique de mon camarade qui n’hésite pas à multiplier les quêtes. Outre ses fonctions pugilistiques, Marcos est l’initiateur des éditions INRI, destinées à la réédition de textes ésotériques rares. Il est lui-même auteur de plusieurs ouvrages, dont un Dictionnaire diabolique paru chez Scali en 2008, et enfin ostéopathe holistique et spécialiste des médecines naturelles. Un parcours multiple et original pour ce natif de Buenos-Aires, arrivé en Suisse en 1984 à l’âge de six ans, qui a de quoi surprendre. Notre rencontre elle-même participe de cette saga, puisque nous nous avons été présentés lors d’un tournage de mon film documentaire Vampyres, dans l’église désacralisé d’un village squatté des environs d’Amsterdam.
De quoi surprendre et briser quelques archétypes. Car, contrairement à l’imagerie populaire, plus prompte à perpétuer la caricature de brutes décervelées ou à se gausser des frasques d’un Chuck Norris et d’un Jean-Claude Van Damme, les rangs des pratiquants d’arts martiaux regorgent de personnalités riches et atypiques, aventureuses et promptes à se remettre en question. « Nous avons toujours peur de ce qui nous est inconnu, » me confie Marcos Drake. « Alors nous préférons le nier ou en rire, afin de nous sentir rassurés. Mais tout cela ne changera jamais rien à la réalité des faits. » Ce que corrobore à sa manière radicale, Henry Plée, le pionnier du karaté européen et l’un des plus hauts gradés au monde, au travers de ses chroniques dans le magazine Karaté Bushido : « En dépit de nos diplômes, positions, grades et titres, nous ne somme finalement que des médiocres. Nous ne nous sentons pas trop médiocres, parce que nous avons tendance à nous comparer à ceux qui nous sont inférieurs et non pas à ceux qui nous dépassent, qui sont surdoués. Et ne pas se sentir médiocre parce que l’on se compare à un débile mental ne mérite pas que l’on pavoise. »
Chaos et subversion
Un refus de la facilité et une exigence iconoclaste que je retrouve au fil de mes pérégrinations chez Kenneth Réza Banino, le fondateur d’AH2R, association lyonnaise consacrée à la pratique des arts martiaux réels et virtuels. Bien que plusieurs fois champion de France de Kung Fu traditionnel, Kenneth n’hésite pas à s’impliquer aussi dans de nombreux projets artistiques et musicaux. Quitte à déroger à une certaine étiquette, comme il l’avoue lui-même : « Ma recette est simple : introduire une goutte d’anarchie, déranger l’ordre établi et tout devient brutalement chaotique. Je suis un agent du Chaos. » Et de s’associer avec le beatmaker Tcheep, sous le nom de Reductus In Pulveris, et le Chaos Clan, mythique formation de hip hop lyonnaise, pour un projet musical en hommage à V ; une série télévisuelle culte des années 1980, dont la paranoïa annonçait avec deux décennies d’avance l’engouement de la culture populaire et des médias de masse pour les complots et les conspirations depuis les attentats du 11 septembre 2001. On ne s’étonnera pas que Vae Victis, le double cd collector fruit de cette collaboration, distille une atmosphère de soulèvement populaire dès ses premières notes
Subversion, discipline et créativité, des thèmes décidément récurrents au fil de mes rencontres. Compagnon de route de Kenneth Réza Banino depuis de longues années et instructeur d’arts martiaux au sein d’AH2R, Damien Coudier est aussi l’auteur de Ténèbres, un premier recueil de nouvelles fantastiques, publié aux éditions Ex Aequo. « En vérité, je vois notre monde dans une agonie inéluctable. À moyen terme, l’Homme sclérosé par ses propres névroses, va sombrer dans la folie, la destruction de ses semblables, la terre ne voudra plus rien lui donner et reprendra ses droits, » s’explique Damien. « Oui, je vois un peu ça comme du Mad Max mais en moins folklorique, je pense au roman La route de Cormac McCarthy ou à des jeux vidéo comme The Last of Us, I Am Alive… Les mécaniques sociétales dans lesquelles nous vivons, n’ont de solide que l’apparence, elles sont en réalité terriblement fragiles, il suffit d’un rien pour que tout bascule. Ce monde est en sursis. » Et de conclure : « Et puis le chaos m’inspire bien plus que l’ordre. Même si je m’y sens bien je ressens toute la fragilité du monde et de l’homme en général, dont la mienne. »
Reptations sur les tatamis
Retour au Cercle du Dragon, où le stage organisé par Marcos Drake démarre. À chaque fois, je retrouve le même rituel de préparation. Comme un sas vis-à-vis du monde extérieur, et les sensations qui l’accompagnent : effluves épicés de camphre, odeurs de cuir usé et de sueur dans les vestiaires, le claquement des cordes à sauter sur le parquet et le contact avec l’étoffe rugueuse du kimono ; les coups qui claquent sur les paos, un corps qui s’écrase au sol, puis le son des reptations sur les tatamis. Jeff Monson est aux commandes, au milieu des pratiquants. Il donne ses directives pour l’échauffement d’après ce qu’il s’inflige lui-même au sein de l’American Top Team, le camp d’entraînement où se préparent ses combats en Floride. Tous s’exécutent dans un grand ballet autour du pilier central de la salle. La leçon se focalise sur les transitions entre la boxe pieds-poings et la lutte au sol, avant de passer aux techniques de soumission proprement dites. Le champion n’hésitant pas à « rouler », comme il est d’usage de le dire dans le circuit, avec toutes les personnes qui s’y risquent.
Je note la faucille et le marteau qui ornent la jambe gauche du lutteur, plus loin sur sa poitrine et sur son dos, une étoile rouge et noire ou encore le chat hérissé qui sert d’emblème à l’organisation anarcho-syndicaliste Industrial Workers of the World. Autant de symboles explicites qui ne laissent pas de doute quant aux convictions du personnage. Originaire d’Olympia, dans l’état de Washington au nord-ouest des USA, Jeff Monson perpétue à sa manière la tradition libertaire de cette petite ville qui a vu naître et passer de nombreuses figures de la scène alternative. Kurt Cobain et Krist Novoselic y ont résidé durant les premières années de Nirvana. Courtney Love, la future épouse du premier a également vécu sur place et consacrera plus tard une chanson de son groupe Hole à la ville, avant que Kathleen Hanna, chanteuse du groupe Bikini Kill et fer de lance du mouvement Riot Grrrl, n’y fréquente les bancs de l’Evergreen State College à la fin des années 80. Cet engagement politique aura d’ailleurs valu quelques déboires avec la police américaine à notre ami, notamment lors de manifestations contre une convention nationale républicaine en 2008 ou encore en 2009 lorsqu’il fut arrêté pour le graffiti d’un symbole anarchiste sur le capitole d’Olympia, un crime non négligeable au regard de la loi américaine.
Drones et état-policier
« Être anarchiste me donne de l’espoir. Quelle est ma plus grande peur dans la vie ? Je pense que ce serait de mourir en sachant que je n’ai pas assez contribué à ce qui était vrai. Nous savons que tuer quelqu’un est mal. Nous savons qu’aider une personne dans le besoin est bien. Ce sont des fondamentaux, » m’explique Monson en guettant ses élèves du coin de l’oeil. « Pourquoi être anarchiste ? Parce que nous n’avons pas besoin des gouvernements pour faire le travail. Les gouvernements ne font pas le travail, les corporations ne font pas le travail, les banques ne font pas le travail. C’est nous qui nous salissons les mains. Pourquoi les laisserions-nous prendre les décisions ? » Il s’interrompt encore quelques minutes pour faire la démonstration d’une nouvelle amenée au sol, avant de reprendre : « Regarde Obama. Il voulait fermer Guantanamo, il allait mettre fin à la guerre en Irak et en Afghanistan, mais nous y sommes toujours au final. Aujourd’hui, ils parlent de faire voler des drones dans le ciel des États-Unis pour surveiller leur propre population. Nous vivons dans un état policier, c’est vraiment ce que décrivait George Orwell dans 1984. Ça se passe sous nos yeux, c’est surréaliste ! »
La crise de transformation
L’anarchisme et le militantisme transcontinental pour Jeff Monson, l’art et la musique pour Kenneth Réza Banino, la littérature pour Damien Coudier, la médecine et l’ésotérisme pour Marcos Drake et les arts martiaux pour tous, voilà qui nous propulse loin des clichés véhiculés par les profanes. L’entraînement martial, à la fois physique et mental, semble favoriser une forme particulière d’éveil, un début d’équilibre entre l’ordre et le désordre. Ce que les Grecs anciens nommaient « kalokagathie », la condition de celui qui entretient l’idéal de la conduite personnelle, ou selon l’historien de la philosophie, Werner Jaeger : « l’idéal chevaleresque de la personnalité humaine complète, harmonieuse d’âme et de corps, compétente au combat comme en paroles, dans la chanson comme dans l’action ».
Loin des paillettes du sport-spectacle et des caméras de télévision, une forme de thérapie rebelle, à la fois dure et souple, et un début de réponse à la crise de civilisation qui nous frappe en ce début de siècle charnière.
Laurent Courau