Giorgio Gomelsky, à l’aube du Montreux Jazz Festival

L’imprésario Giorgio Gomelsky apparaît dans un document des Archives de la Radio Télévision Suisse. Des images furtives qui ont rappelé à l’auteur et réalisateur Laurent Courau sa rencontre avec Gomelsky à New York, durant l’été 2002.
Un texte de Laurent Courau, paru dans L’Inédit (RTS – Radio Télévision Suisse).

Mick Jagger en discussion avec Giorgio Gomelsky © DR

« Oh, mon dieu. Ça fait tellement longtemps, il est donc toujours vivant ! », Kim Gordon sursaute, puis semble comme emportée par une vague de souvenirs à l’évocation de Giorgio, dont je lui transmets les amitiés. « Sans lui, Sonic Youth n’aurait peut-être jamais existé », poursuit-elle, attablée devant des œufs mimosa et un cappuccino fumant sur la terrasse de l’un de ces petits bistrots chics de Bleecker Street, à la frontière du Lower East Side. Ancien quartier bohème et vivier punk, brutalement embourgeoisé et reconverti en terrain de jeux pour créatifs fortunés et jeunes loups de Wall Street, où nous déjeunons dans le cadre d’une interview à destination d’une radio parisienne.

Dans les internats du Tessin et de l’Oberland bernois

Ma rencontre avec Giorgio Gomelsky remonte à l’été 2002. Débarqué à New York sur un coup de tête, je réussis à me faire inviter dans le petit immeuble industriel que Giorgio Gomelsky possède à quelques pas du fameux Chelsea Hotel et de l’ancienne Factory d’Andy Warhol. Répartie sur trois niveaux, la « Red Door » (1) accueille une salle de concert aussi privée qu’improbable sur son rez-de-chaussée, des studios de répétition loués pour une bouchée de pain aux musiciens au premier étage, et encore au-dessus, trônant sur le reste de l’immeuble et de ses occupants, les appartements du maître des lieux, sorte de bric-à-brac néo-hippie dans lequel s’entremêlent micro-ordinateurs, pellicules de films, bandes vidéo et plateaux-repas livrés à toute heure du jour et de la nuit par les restaurateurs du quartier.

La vie de Giorgio Gomelsky se confond avec l’histoire de la musique populaire, de l’immédiat après-guerre à ce début de XXIe siècle. Après sa naissance en Géorgie, alors république de l’Union Soviétique, suivie d’une enfance nomade entre la Syrie, l’Égypte et l’Italie, puis d’une adolescence dans les internats du canton du Tessin et de l’Oberland bernois, le jeune fan de jazz naturalisé Suisse rejoint l’Angleterre de la fin des années 1940, en espérant y devenir réalisateur. Une décennie et bien des aventures plus tard, on le retrouve en 1963 aux commandes d’une petite salle de la banlieue de Londres, où il programme deux fois par semaine un jeune groupe de rhythm and blues encore inconnu, les Rolling Stones.

La suite fait partie de la légende. Giorgio présente ses protégés aux Beatles, avant de se les faire souffler par Andrew Loog Oldham, s’intéresse à Led Zeppelin, Elton John, Rod Stewart et surtout aux Yardbirds, dont il devient le manager attitré. Toujours curieux, il surfe ensuite sur la vague du rock progressif des seventies et collabore avec Soft Machine, Vangelis, Magma et Gong. Avant de déménager à New York où il s’acoquine avec un jeune musicien, Bill Laswell, fonde Zu Records et accueille la fine fleur locale pour travailler et faire la fête dans son immeuble fraîchement acquis du West-Side, dont Richard Hell, les Bad Brains, le peintre Jean-Michel Basquiat, Nico, Jeff Buckley, parmi tant d’autres.

Un certain Claude Nobs

Lors de nos virées nocturnes dans Manhattan, Giorgio persiste néanmoins à refuser mes demandes d’interview, comme si son point de vue ne comptait pas. Humilité, générosité et rigueur morale, l’important étant de faire et non de paraître. Ainsi, m’évoquera-t-il tout juste du bout des lèvres son rôle charnière, depuis Londres, dans la création du Montreux Jazz Festival à la fin des années 1960. Un «détail» de sa longue biographie, que semble corroborer l’anecdote de Claude Nobs se rendant dès 1964 à l’aéroport au volant de sa vieille voiture, pour chercher les artistes programmés dans le cadre d’une soirée de l’Association des jeunes de Montreux… un jeune groupe qui sort d’Angleterre pour la première fois, les Rolling Stones.

Giorgio Gomelsky a fini par nous quitter le 13 janvier 2016. Son immeuble ne se dresse plus au numéro 140 de la West 24th Street. L’agence Gene Kaufman Architect ayant été chargée d’y construire un nouvel hôtel chic de 508 chambres, dont les travaux devaient se terminer au printemps 2020. Parmi les conseils que venaient chercher auprès de lui les musiciens, résonne encore cette phrase : «  Ne le faites pas pour l’argent, faites-le par amour. »

Laurent Courau

1. Double référence à la couleur de la porte d’entrée de l’immeuble et à Behind the Green Door, film pornographique de 1972, considéré comme l’un des classiques du genre et diffusé dans le cadre du festival de Cannes.

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