Hyperzone 004 – Les hippies sont-ils [encore et toujours] dangereux ?

Quatrième irruption de la rubrique « Hyperzone » de Laurent Courau dans le magazine Chro (ex. Chronic’Art) du mois de février-mars 2014. Où il est question de Lionel Magal, dit « Foxx, le Renard », de musique, de substances lysergiques, d’utopies et de la route.
Présentation originelle de la rubrique, par Cyril de Graeve :
« Laurent Courau (La Spirale.org), reporter de l’extrême et zélateur de l’hypermodernité, parcourt les dernières frontières de la planète, en quête de sens et de renouveau, afin d’éclairer ce qu’il se trame dans les interzones du XXIe siècle. »

Et soudain, la réalité bascule et l’improbable fait irruption… Lionel « Foxx » Magal devant la Cave Septime (Paris, 75011) © Laurent Courau

« C’est nous les road managers, comme les papillons butinent les fleurs. Nous transportons les amplificateurs, nous transportons le shilom à vapeur. Whaa ! Whap ! Dou Whap ! So, mamamamamamama ! Oh ! Oh Oh ! Yé ! Yé ! C’est nous les road managers, on sème les flips, on crée la terreur, aussi à cause du LSD propulseur… Quel bonheur ! » – Crium Délirium, extrait des paroles du morceau No Bomb.

Mardi 26 novembre 2013,

Il est approximativement 19:45 lorsque les brancardiers font irruption dans la chambre pour me descendre au bloc opératoire, une plongée de six étages dans les entrailles du groupe hospitalier Lariboisière et son dédale de souterrains verts-gris. Verdict des armes, une double fracture spiroïdale du péroné, ma première opération chirurgicale, quarante-cinq jours d’immobilisation sous plâtre et deux mois d’arrêt de travail, manière pour le moins inhabituelle d’entamer une nouvelle année terrestre. Le tribut osseux d’une soirée d’anniversaire en compagnie de Lionel Magal, dit « Foxx, le Renard », grande figure de l’underground hexagonal et bien au-delà de nos frontières, à la fois musicien, cinéaste, collaborateur d’Actuel et de Radio Nova depuis leurs premières heures, mais surtout et avant tout baroudeur insatiable aux moult aventures.

Odyssée furtive à travers les étages de l’immeuble de Radio Nova

Notre premier « contact » remonte au printemps 2004. Un jeu de course-poursuite à travers les étages de l’immeuble de Radio Nova, rue du Faubourg-Saint-Antoine. Mon ami et regretté Marc-Alexandre Millanvoye m’a invité pour un marathon dominical de quatre heures d’antenne à l’occasion de la sortie de Mutations pop & crash culture, la première anthologie de La Spirale.org. Impondérable de la technique, il nous manque un câble permettant de relier un lecteur vidéo à la console de mixage du studio, dont l’absence nous interdit de diffuser une interview enregistrée à New York. Et c’est là que démarre une véritable odyssée furtive pour emprunter le précieux sésame à la barbe d’un « Renard » que l’on me décrit, trémolos dans la voix et regards inquiets à l’appui, comme une sorte de Minotaure local, dévoreur de jeunes vierges et d’impudents confrères.

De quoi attiser ma curiosité, qui ne se trouvera finalement assouvie que bien des années plus tard sur les rayonnages de la librairie Parallèles, avec la parution en 2012 de Crium Délirium, The Psykedeklik Road Book. Un ouvrage hybride, avec le film qui l’accompagne, entre le carnet de route et le portfolio psychédélique, clin d’oeil affirmé aux libri amicorum du XVIe siècle, dans lesquels les voyageurs lettrés de l’époque recueillaient dessins et mots d’amis croisés sur les routes du Vieux Monde. Notamment celles des Indes et de la soie, ce qui ne manque évidemment pas de trouver un écho, avec quelques siècles de décalage, chez notre ami, le Goupil.

Débarquement parisien de la Hog Farm, une famille itinérante de freaks

Les tribulations du Renard démarrent en 1970 avec le débarquement parisien de la Hog Farm, une famille itinérante de freaks fondée par Wavy Gravy, fameux clown, pacifiste américain et poète de la Beat Generation. Un soir, la tribu fait irruption dans le Centre américain, haut lieu de culture et d’expérimentation de l’après-guerre, où un jeune Lionel Magal se produit sur scène dans une pièce de théâtre-action, avec concert de gallinacés, d’extincteurs et de tôle.« C’était la première fois qu’on voyait des hippies ! Ils ont pris la main de toutes les personnes de l’assistance, en émettant un son, une vibration : le fameux Ohm. Je suis tombé en arrière et je me suis vu flotter au-dessus de mon corps. Ce fut déterminant, ils avaient quelque chose de magique. Et c’est là qu’ils m’annoncent qu’ils sont en route pour Katmandou, mais qu’ils ne savent pas où dormir. Ils sont quarante. Je leur dis qu’il n’y a pas de problème, que nous sommes déjà quarante dans l’atelier de 500 m2 que j’occupe, près de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, et qu’il reste de la place » se souvient Lionel.« Pour partir avec la communauté, j’ai vendu deux ou trois consignes de Butagaz chez un rebouteux du passage de la Main d’Or. Et j’ai pris la route avec l’équivalent de 40 francs en poche, immédiatement investis dans le plein d’essence de l’ambulance prêtée par mon frère pour partir récupérer un second bus en Allemagne. »

Le voyage durera deux ans, ponctué de haltes ébouriffantes, à l’instar de la base militaire américaine de Nuremberg où la famille se fait livrer une caisse de haschich et des cartons entiers de LSD liquide envoyés depuis San Francisco dans des bouteilles de lait corporel pour bébé, avant d’atterrir en plein trip psychédélique au milieu d’un champ de manoeuvre envahi par des escouades de soldats et de tanks. Ou encore un festival de rock halluciné à Jalalabad, dans l’est de l’Afghanistan.« Nous avions établi un campement avec les deux bus, mais plein de gens s’étaient greffés à nous sur le chemin. Des 80 voyageurs que nous étions à notre départ d’Europe, c’était devenu une véritable caravane de 350 ou 500 personnes. Le festival s’est monté sur le bouche-à-oreille, avec un amplificateur et des guitares électriques qui nous venaient du Grateful Dead. Nous suscitions la curiosité des Afghans qui n’avaient encore jamais vu de freaks. Des mecs arrivaient à cheval et à dos de chameaux pour nous voir. Ils venaient s’encanailler, je suspecte même certains d’entre eux d’avoir pris de l’acide. »

Hurlements des loups et vétérans de la guerre de Corée

Mais la route ne se révèle pas toujours n’être qu’une grande partie de plaisir. Descendue d’Allemagne en passant par la Roumanie, la Grèce et la Turquie, la tribu de la Hog Farm longe le mont Ararat, réputé pour avoir hébergé l’arche de Noé. C’est l’hiver, il fait très froid dans la région, jusqu’à – 35°c.« Les duvets gelaient, nous devions les casser pour rentrer dedans. L’essence gelait dans le bus, nous devions faire du feu sous le réservoir pour le réchauffer. Nous n’avions pas assez de chaînes pour les pneus de nos deux bus, il fallait donc aller d’un bus à l’autre pour les transporter, avec une lampe-tempête sous la pleine lune. Et il y avait les loups. On entendait leurs hurlements dans la campagne environnante, quand nous ne les apercevions pas à l’orée de la forêt. » Des souvenirs qui tranchent avec l’imagerie souriante, héritée du Flower Power.« Parmi nous, il y avait des durs, des mecs qui avaient fait la guerre comme Butch, un vétéran de la guerre de Corée qui a inspiré le personnage de Billy joué par Denis Hopper dans Easy Rider. Il n’y avait pas que des cools. Il y avait aussi des types liés aux Hells Angels, par le biais de Ken Kesey et des Merry Pranksters, d’autres encore qui avaient déserté. »

Et d’enterrer le mythe, en passant.« Nous n’étions pas des hippies. Ca, c’était encore un produit fabriqué, du marketing. Nous n’avions pas d’étiquette, au sein de la Hog Farm. Le mouvement a effectivement existé à San Francisco, dans le quartier de Haight-Ashbury. Mais il a tout de suite été enterré par ses initiateurs, par ceux qui avaient créé la différence. Par contre, nous avons lancé l’expression c’est cool. J’en revendique totalement l’invention. »

Crium Delirium, The Psykedeklik Band

À son retour d’Inde et d’un premier rendez-vous manqué avec Timothy Leary en 1972, Lionel relance Crium Délirium, le groupe initié en 1968 avec son frère Thierry, dit « Mat’Lagam ». Habitués des caveaux de jazz parisiens, à l’époque où la capitale sert de refuge aux meilleurs virtuoses américains, les deux frères ont déjà une jolie carrière derrière eux. Leur formation musicale renaissante fait office de plate-forme de création multimédia avant l’heure, aussi influente qu’insaisissable et chaotique, et encore à ce jour considérée comme l’un des fers de lance de la scène alternative française du début des années 70, aux côtés de Gong et de Magma dont ils partagent la scène à de nombreuses reprises.

Il s’ensuit une période intense de rencontres, de voyages et de collaborations qui donneraient des cheveux blancs aux agents les plus chevronnés de la Direction centrale du Renseignement intérieur. Les pages du Psykedeklik Road Book font ainsi office de Who’s Who de la contre-culture, où défilent sous nos yeux les noms et les photographies de Nico pour un concert catastrophe à l’Opéra Comique en 1973, de Ravi Shankar et de Miles Davis croisés lors du Tabarka Jazz Festival en Tunisie, de Didier Maherbe et de Steve Hillage, de Captain Beefheart, de Terry Riley et de La Monte Young, de Giorgio Gomelsky et de tant d’autres. Toute tentative de mettre de l’ordre dans ce fatras fractal et de dresser une liste exhaustive des co-conspirateurs étant d’emblée vouée au ridicule et à l’échec.

En concert, les membres du Crium Délirium invitent les spectateurs à leur jeter des boulettes de shit et des morceaux d’herbe afin d’alimenter le grand shilom cosmique qui tournera dans la salle jusqu’à son extinction. Ils jouent pour les étudiants en grève, organisent Bièvres, le premier festival gratuit réussi en France, squattent les volcans d’Auvergne et se font embastiller dans l’Espagne franquiste. Mais ils négligent de passer par la case studio, sans doute emportés par leur enthousiasme et cette vie de bohémiens motorisés, au volant de leur bus. Au point qu’il ne subsiste comme témoignage audio de cette époque que Power To The Carottes, un patchwork d’enregistrements en concert datant de la période 1972-1975, sorti une première fois en 1995 chez Legend et depuis réédité par Crium Amicorum.

Fiancées sous la console, Free Press et Grand Mix

Comme si cette boulimie hyperactive ne se suffisait pas à elle-même, le Renard collabore avec Jean-François Bizot depuis sa reprise du magazine Actuel au mois de mai 1970 pour en faire le premier organe de Free Press à la française. « J’ai quand même travaillé près de quarante ans avec lui. Nous avons démarré en 1968. Il y a eu ce voyage en Inde pour Actuel, où je n’ai envoyé qu’une carte postale en guise de reportage, et ça a duré jusqu’à sa disparition en 2007. Nous avons cohabité dans son hôtel particulier de Saint-Maur-des-Fossés, je partageais certaines de ses fiancées. Le marquis de Sade y aurait d’ailleurs résidé, le lieu était chargé. » Une complicité qui se retrouve sur les ondes à la création de Radio Nova en 1981, pour l’émission Youp la Boum et trois heures d’antenne quotidienne en compagnie de Jean-Pierre Lentin et toujours de son frère, Thierry Magal. « Avec quelques camarades, nous avons développé le Grand Mix. Nous dormions, nous mangions dans ce lieu consacré à la diffusion radiophonique. D’ailleurs le Grand Mix, c’était aussi avec nos copines sous la console. On diffusait en direct de grands moments de musique improbable qui mélangeaient Oum Kalthoum avec le chant des baleines. Des enregistrements de satellites avec de la musique gnawa et de la musique minimaliste, ou encore Terry Riley et La Monte Young, avec lesquels nous échangions des partitions. »

Toujours au début des années 80, les Nuits d’Actuel donnent à Lionel l’occasion de repasser derrière la caméra dans les sous-sols du Grand Rex, où il filme de nombreux artistes, parmi lesquels Alan Vega et Tuxedomoon. Avant de rater la captation d’un concert du trompettiste Jon Hassell pour cause d’intoxication, euh… volontaire (sourire), une anecdote qui motivera une blague récurrente de Jean-François Bizot, lequel ne cessera au fil des années de lui réclamer la bande, évidemment inexistante, de cet événement. Dès lors, les tournages ne s’interrompront plus sur les plateaux de Radio Nova, par lesquels transite tout le gratin artistique de cette période : « Des centaines, voire des milliers d’heures d’enregistrements, et autant de belles rencontres, jusqu’à me retrouver à chanter avec George Clinton ou Fred Chichin, et des moments improbables où Jean-François improvise des slams avec les invités. »

Du sidérant dans le sidéral et une réincarnation au coeur de l’Himalaya

On retrouve notre Maître Renard en l’an 2000, après cent vingt-trois numéros d’une émission scientifique et philosophique présentée par le journaliste Léon Mercadet sur Canal + et le programme intersidéral Télé/Vision Enfants du Monde diffusé à la Cité des Sciences de la Villette durant les années 1990. Un nouveau millénaire qui lui vaut quelques révélations astrales à Dharamsala auprès du Dalaï Lama, lorsque celui-ci lui tire la barbe avant de lui glisser à l’oreille : « Du sidérant dans le sidéral pour les Cosmik adventures of your brother Mat’Lagam, go to see Sitou Rinpoche reincarnation master… » Et de l’envoyer, durant une cérémonie nocturne dans l’Himalaya, à la rencontre de la réincarnation de son frère Thierry, décédé à New Delhi en 1998.

Les aventures s’enchaînant à un rythme toujours aussi effréné, il rencontre Jonas Mekas, grande figure du cinéma expérimental et l’inventeur du journal filmé, durant les manifestations de la Beauté en Avignon. C’est le début d’une nouvelle amitié. Les deux compères brûleront ensemble les planches lors d’un concert à la Bellevilloise en janvier 2011 sous le haut patronage d’agnès b., avant que la Serpentine Gallery ne célèbre le 90ème anniversaire du cinéaste lituanien en décembre 2012 à Londres, avec une rétrospective, une installation et un autre prestation live du Gang. Avant d’en arriver à sa récente actualité musicale et au New Crium Délirium, un trio qui réunit Joachim Montessuis, Michel « Koyot » Giroud et Lionel « Foxx » Magal, dont on espère le prochain disque vinyle dans les mois à venir. Une hyperactivité à toute épreuve, dissimulée sous sa barbe fleurie, en attendant encore un nouveau départ sur les routes, en direction de l’Indochine peut-être cette fois-ci, après de récentes retrouvailles avec l’Inde et Goa, pour une scénographie géante à base de mapping vidéo. Avec toujours une myriade de nouveaux projets et autres tsunamis d’images, en préparation sous son chapeau de faune céleste.

Sortir des écrans, se déconnecter et vivre dans un no man’s land galactique

Concluons ce récit (très) condensé d’aventures, qui mériterait d’ailleurs de s’étaler sur plusieurs volumes, en demandant au Dr. Foxx ce qu’il pense de nos contemporains et de ce début de XXIe siècle, du haut de sa vaste expérience ? « Aujourd’hui, nous sommes vraiment dans une phase très pessimiste. Quand tu dis que tu sens nos contemporains désabusés, ont-ils déjà été amusés ? Non, ils sont nés comme ça ! Sortir des écrans et me déconnecter, je l’ai fait toute ma vie, » gronde le Renard. « Le voyage aidant, les belles rencontres te permettent d’avancer. Je crois savoir qu’il y a toujours des lieux de création, de résistance et de réflexion, comme le Cirque Électrique par exemple, il y a toujours des groupes actifs dans plein de domaines. »

Et de conclure : « La possibilité de changer appartient à chacun d’entre nous, à tout instant ! C’est pour ça que je vis dans un perpétuel no man’s land cosmique et galactique, une perpétuelle jeunesse de l’esprit, du rapport à l’autre et à la planète. »

Laurent Courau

LIVRE
Crium Délirium, The Psykedeklik Road Book + DVD Psykedeklik Trip Adventures
Un livre et un film de Lionel « Foxx » Magal
(2012, Crium Amicorum – Distributions : Le Mot et le Reste / Harmonia Mundi)

DISQUE
Power To The Carottes (Live 1972-1975)
(2012, Crium Amicorum Éditions)

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