Hyperzone 002 – Autonomie et survivalisme sur le toit de l’Europe

Seconde irruption de la rubrique « Hyperzone » de Laurent Courau dans le magazine Chro (ex. Chronic’Art) du mois de juillet-août 2013. Où il est question de survivalisme et de la Suisse, de Genève, l’un des principaux point nodaux de notre planète, de l’auteur Piero San Giorgio, de résilience et du sommet de la chaîne alimentaire mondiale.
Présentation originelle de la rubrique, par Cyril de Graeve :
« Laurent Courau (La Spirale.org), reporter de l’extrême et zélateur de l’hypermodernité, parcourt les dernières frontières de la planète, en quête de sens et de renouveau, afin d’éclairer ce qu’il se trame dans les interzones du XXIe siècle. »

Les Dents du Midi (Suisse) © Laurent Courau

Il existe deux Suisse. D’un côté, celle des petits carnotzets ruraux où l’on apprécie le produit des vignes avoisinantes, au coeur de montagnes qui n’ont rien à envier aux décors d’Heidi ; une forme incarnée de paradis terrestre, empreinte d’une pureté neigeuse et virginale. Puis de l’autre, comme à travers un miroir inversé, la Suisse des grandes agglomérations fortunées, Zurich en tête, et plus particulièrement l’exception culturelle de la pointe sud du lac Léman où il me fut donné de vivre en semi clandestinité durant près de trois années. L’occasion d’observer de l’intérieur une zone particulière et passionnante, à la fois tour d’ivoire et démocratie directe exemplaire, quelque part au sommet de la chaîne alimentaire mondiale.

Rien ne doit troubler la surface lisse du lac

Genève, l’un des principaux point nodaux de notre planète, à l’instar de New York et de Hong Kong. Le royaume des banques privées, de la finance et des plus grandes firmes de trading, où s’échangent virtuellement devises et matières premières dans des quantités qui dépassent l’entendement*, au point d’influencer l’économie de nations entières. En apparence, rien ne doit troubler la surface lisse du lac ; la cité de Calvin protège jalousement sa façade de carte postale, jet d’eau en avant. Mais derrière le décor policé, c’est le XXIe siècle qui rugit, avec ses cohortes d’affairistes, petits et grands, alléchés par la manne helvétique et ses réseaux internationaux. Depuis l’immigré illégal, pourvoyeur de sa clientèle huppée en cocaïne et drogues de synthèse de qualité supérieure, jusqu’aux avocats d’affaire et autres gestionnaires des fortunes privées parmi les plus importantes de notre temps, une vision bien spécifique de notre monde s’agglomère sur les berges dorées du Léman pour former un véritable trou noir, avide d’énergies et de richesses en provenance des cinq continents.

* À l’échelle mondiale, un baril de pétrole sur trois, un grain de café sur deux, un morceau de sucre sur deux, un kilo de céréales sur trois. Source : Déclaration de Berne

À elle seule, la périphérie nord de la ville abrite l’architecture pharaonique du siège européen des Nations Unies, son supermarché détaxé à usage privé et ses employés exempts d’impôt sur le revenu, mais aussi l’Organisation mondiale du Commerce, l’Organisation mondiale de la Santé, le Comité international de la Croix-Rouge et une foule de représentations diplomatiques d’importance, dont celles des USA, de la Russie et de la Chine. Sans oublier l’impressionnant domaine des Rothschild sur la commune limitrophe de Pregny, où l’impératrice Sissi passa sa dernière nuit en septembre 1898 avant qu’un anarchiste italien ne l’assassine à la sortie du Beau Rivage, l’un des nombreux palaces des environs. Selon une étude menée en 2011, la métropole offre toujours l’une des meilleures qualités de vie au monde. Un havre de paix et de bien-être, avec les Alpes et le massif du Mont-Blanc comme ligne d’horizon, qui n’en dissimule pas moins une face cachée que n’aurait renié le Bret Easton Ellis de Moins que zéro.

Talons aiguilles, mini-jupes et cuisses longilignes

C’est qu’il est important d’accéder aux moindres désirs d’une clientèle internationale habituée à ce qu’on lui obéisse au doigt et à l’oeil. Prostitution autorisée à partir de seize ans jusqu’en février 2010, quartier rouge et filles en vitrine à mi-chemin de la gare et des berges, call-girls que l’on croise, arrivant et repartant sur commande dans une envolée de talons aiguilles, de mini-jupes et de cuisses longilignes, à toute heure du jour et de la nuit autour des 5 étoiles et plus, alcools et drogues à tout va ; le terrain de jeux d’une jeunesse dorée et d’une élite globale. Autant de diplomates de haut rang, de businessmen, d’oligarques russes et d’émirs du Golfe qui ne rechignent pas aux moyens de leur décadence, sans oublier la progéniture de tout ce beau monde. On se souvient encore des articles qui émaillèrent la presse locale après l’assassinat du banquier Stern, certains d’entre eux faisant implicitement référence à des parties fines organisées jusque dans les coffres des banques les mieux gardées du canton. Clairement, la climatisation des cabarets genevois ne recycle pas que l’air des alpages.

Rencontre avec un survivaliste

Goûtons le paradoxe, c’est en plein centre de Genève que je dois rencontrer Piero San Giorgio, auteur de deux ouvrages, Survivre à l’effondrement économique (2011) et Rues Barbares (2013). Notre rendez-vous est fixé dans les salons moelleux de l’hôtel Warwick face à la gare Cornavin. Un lieu fréquenté par une clientèle internationale, plus encline aux discussions d’affaire qu’aux débats sur la fin d’un monde. Ce qui constitue un joli pied de nez aux clichés, alors que je me prépare à échanger avec l’un des apôtres francophones du survivalisme, soit de la préparation à une éventuelle catastrophe globale ou locale, ici traitée sous l’angle économique. Pour qui connaît l’histoire helvétique, notre présence dans la métropole lémanique n’a cependant rien d’une coïncidence, tant le pays fait figure de champion en matière de survie et de prévoyance ; le legs d’un mode de vie montagnard et de siècles de confrontation aux rudesses du climat alpin. Cas unique au monde, la Suisse comptait encore récemment assez d’abris anti-atomiques pour accueillir l’ensemble de sa population (près de huit millions d’individus).

Plus on est dépendant d’un système, moins on est libre

Et l’on pourrait aussi évoquer le Plan Wahlen, un programme d’autosuffisance alimentaire mis en place en 1940 afin de pallier à une éventuelle pénurie de ressources et de matières premières. Autant de thématiques familières aux cercles survivalistes, même si l’esthétique du bunker semble dorénavant moins en vogue que l’agriculture durable et les énergies renouvelables. Avec la fin de la guerre froide et dans l’actuel contexte de crise financière et sociétale, la mouvance s’est tournée vers l’autosuffisance. « Je pense que l’être humain doit être responsable de lui-même. Nous ne pouvons pas nous reposer uniquement sur les systèmes mis en place », démarre Piero San Giorgio. « Je crois que l’être humain a vocation à être libre, même si l’immense majorité de nos congénères ne veut pas de cette liberté et préfère ne pas se poser de questions, en refusant de voir les signes annonciateurs des périodes difficiles qui nous attendent. »

Ancien élève de l’ESM School of Management, passé par les rangs d’Oracle Corporation et de Salesforce, ce Suisse d’origine italienne en impose par sa carrure, autant que son sourire et sa bonhomie mettent à l’aise. À la fois proche d’Égalité & Réconciliation, le mouvement d’Alain Soral, et régulièrement attaqué sur Internet pour ses liens avec Israël, le personnage se joue des étiquettes et se revendique avant tout comme pragmatique. Une position qui correspond à l’évolution du mouvement survivaliste américain, dont les adeptes couvrent dorénavant un spectre politique bien plus large que les seuls adhérents du Tea Party ou les anciens membres de milices en lutte, parfois armée, avec le pouvoir fédéral. San Giorgio revendique son indépendance politique, en soulignant qu’il ne refuse aucune invitation. « Si les gens ne font pas l’effort de passer outre ces clivages, tant pis pour eux. Encore un symptôme de la bêtise de notre temps qui ne va pas nous aider face à ce qu’il se prépare. »

Fatalité de l’épuisement des ressources de notre planète

Pour ce geek revendiqué, autrefois plus familier des écrans d’ordinateur que de l’agriculture en altitude qu’il pratique dans une ferme récemment acquise, le déclic s’est opéré à l’occasion d’un voyage en avion entre San Francisco et Los Angeles, avec le survol d’une immensité urbaine basée sur l’automobile, la climatisation et la distribution de masse. Un choc qui lui fait prendre conscience de la fatalité de l’épuisement des ressources de notre planète, en l’amenant dès lors à se focaliser sur la recherche de solutions palliatives qu’il développe dans ses ouvrages. On notera d’ailleurs avec intérêt que les pistes proposées évoquent plus volontiers les utopies agraires des années 60 que l’atmosphère post-punk de la série des Mad Max. Avec pour point d’orgue le concept de « base autonome durable », une forme de zone d’autonomie non temporaire centrée autour de sept points capitaux, dont l’approvisionnement en eau et en nourriture, l’hygiène et la santé, l’indépendance énergétique, le savoir-faire, l’autodéfense et la sauvegarde d’un patrimoine culturel.

Cette idée de regroupement familial ou clanique autour d’un lieu consacré ne manque certes pas d’attiser l’ire des détracteurs du survivalisme, qui dénoncent là une forme d’égoïsme contre-productif.« Je conteste que mes solutions soient uniquement individualistes, » répond San Giorgio.« Au contraire, il est primordial de recréer un lien social et une solidarité de proximité. D’ailleurs, si je ne suis pas moi-même préparé, je ne pourrai pas aider les autres. » Ce que corrobore de son côté Vol West, Français installé dans le Montana et co-auteur de Rues barbares, à l’occasion d’une interview réalisée pour le compte de La Spirale. « Durant l’ouragan Sandy, les survivalistes new-yorkais furent les premiers à porter secours, à nettoyer les rues, à partager leurs panneaux solaires, à donner à manger et à boire à leurs voisins, à aider les personnes âgées et à soutenir les forces de l’ordre. Tout simplement parce que nous ne sommes pas des victimes ou des spectateurs, mais bien des acteurs. »

Une anecdote qui en dit long sur les préjugés véhiculés par les médias de masse. Comme de nombreux phénomènes subculturels avant lui, le survivalisme continuera pour un temps à faire grincer des dents. Mais les initiatives destinées à accroître notre indépendance vis-à-vis du système économique dominant constituent une tendance forte. Et il y a fort à parier qu’elles continueront à se développer, en gagnant à chaque fois de nouvelles recrues. Il est 14:30 lorsque je sors de l’hôtel Warwick. Une jeune femme bien mise est allongée sur le marbre du perron d’un centre d’affaires. Sa carte bancaire trace des lignes de poudre blanche qu’elle inhale en pleine rue, au vu et au su de tous. De quoi conclure sur un bel exemple des contradictions qui animent la Suisse et l’ensemble de nos sociétés post-industrielles, tiraillées entre le spectre de leur décadence et la prospection de dynamiques d’avenir.

Laurent Courau

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