Quitter la ville, changer de peau, larguer les amarres… Depuis les sound-systems techno qui parcourent les friches de la vieille Europe, en réveillant les fantômes de Jack Kerouac et de la Beat Generation, jusqu’au club très fermé des frequent miles flyers, ces businessmen en déplacement perpétuel pour leurs affaires, une nouvelle vague de nomades dopés aux nouvelles technologies sillonne la planète.
Une introduction au nouveau nomadisme, suivie par deux entretiens, avec Merril Hartman, auteur du Digital Nomad Manifesto. Puis Kinga et Chopin du site Hitchhike the World. Un dossier réalisé par Laurent Courau pour le magazine suisse abstract, au milieu des années 2000.
© Benjamin Davies
SUR LES TRACES DES NOUVEAUX NOMADES
« Ma famille et mes amis pensent que je suis fou. Pourquoi avoir choisi de laisser derrière moi une vie confortable dans l’une des villes les plus agréables de la planète pour partir seul à l’aventure autour du monde ? Si je devais vivre jusqu’à la fin de mes jours à Corvallis, dans l’état de l’Oregon, je serais comblé, tranquille et je m’ennuierais à mort. Partir pour le long terme, sans trajet prédéfini, me rappelle la chute libre en parachutisme… savoir apprécier l’instant est nécessaire. »
― Merrill Hartman, extrait du Digital Nomad Manifesto
En ce début de XXIe siècle, la société de l’information nourrit notre appétit d’exploration et nos envies d’inconnu. Nous parcourons quotidiennement les immensités virtuelles. Nous échangeons des idées sans plus nous soucier des distances géographiques et déjà la fin de nos ancrages sédentaires programmée par les tenants du libéralisme ramène sur l’avant-scène des concepts tels que la flexibilité, l’impermanence et la portabilité, comme l’ont intégré nombre de designers contemporains. Comme le souligne l’architecte Rem Koolhaas, en comparant la ville contemporaine à un aéroport dans l’introduction de son essai critique sur la ville générique, espace de transition par excellence. Miniaturisation des outils informatique, compression des données, dissémination du réseau et loi de Moore, il n’est plus nécessaire de transporter une valise d’équipements électroniques pour travailler et communiquer sur la route. Libéré des lourdeurs technologiques passées, l’Homo Numericus se prépare à une nouvelle existence migrante. Les ventes de téléphones cellulaires et d’ordinateurs portables explosent. On échange les adresses des zones d’accès aux réseaux sans fil et le succès de l’emblématique iPod fait la fortune d’Apple en permettant à chacun d’embarquer dans le creux de sa poche l’équivalent numérique d’une discothèque toute entière.
Pourtant, du nomadisme ludique d’une classe aisée aux errances de populations acculées par le chômage et les restructurations, le gouffre se creuse. Les motivations ne sont pas les mêmes. La fin de l’emploi à vie et l’explosion de la précarité imposent un regain de mobilité aux classes sociales les plus défavorisées, comme si l’histoire ne faisait que se répéter. Mongols, gitans, bédouins ou tribus amérindiennes, les nomades des siècles passés se sont toujours déplacés pour assurer leur survie. Bien que disparates et souvent séparées par des océans, ces cultures se sont confrontées aux mêmes challenges : recherche de nourriture, conditions climatiques difficiles et rejet des populations sédentaires. Un cycle perpétuel dont la logique vaut toujours aujourd’hui. Au plus fort de la crise économique des années 80, l’Angleterre de Margaret Thatcher s’est ainsi vue confrontée aux travellers, des caravanes de néo-hippies motorisés qui parcouraient les campagnes anglaises au volant de leurs bus customisés dans une tentative désespérée d’échapper aux ruines d’un empire défunt. Une occasion pour les institutions britanniques de mettre en scène un nouvel acte de l’éternel conflit opposant les structures établies aux hordes migrantes, de tout temps stigmatisées puisque perçues comme un facteur de déstabilisation par les pouvoirs en place.
Malgré la constante de cette opposition, le phénomène s’est perpétué durant les deux dernières décennies, trouvant un écho sur la planète toute entière et plus particulièrement en Californie où une nouvelle génération reprend le flambeau. Nomades par choix, plutôt que par nécessité, la nouvelle vague de bohémiens digitaux tire parti de mutations technologiques dont elle a su s’assurer la maîtrise. Lassés d’une existence passée entre quatre murs devant les écrans informatique du secteur tertiaire, les zippies (appellation dérivée de l’acronyme ZIPP, pour « Zen Inspired Professional Pagans » selon un article du magazine Wired daté de mai 1994) érigent le télé-travail et la reconquête des grands espaces en art de vivre. Une autre manière de concevoir le futur au-delà des canons post-modernes et un refus d’abdiquer devant un futur annoncé comme sombre et incertain en privilégiant la fluidité et la légèreté. Less is more ! Le slogan écologiste adopté par Richard Buckminster Fuller se découvre une nouvelle jeunesse sur les traces de ces dissidents dont le mode de vie ouvre de nouvelles perspectives dans un monde souvent perçu comme cloisonné. « Vivre en état de déplacement, cela signifie appartenir à plusieurs mondes à la fois. Ce sont des manières complexes de séjourner dans un endroit et de rester lié à d’autres. Bref, non seulement nos identités changent, mais elles seront de plus en plus changeantes », analysait le philosophe Yves Michaud dans le journal Le Monde à la fin du siècle dernier.
Encourager le changement et savoir s’adapter… En ce sens, il y a fort à parier que le nomadisme constitue un terreau des plus favorables pour la naissance de nouvelles utopies, un luxe dont l’époque ne saurait se passer.
Laurent Courau
INTERVIEW : MERRILL HARTMAN
À l’heure où vous lirez ces lignes, Merrill Hartman sera quelque part entre les îles Britanniques et l’Asie du Sud-Est. Ses prochaines destinations comprennent la Chine, la Corée, le Japon, la Mongolie, la Russie et la Scandinavie. Informaticien de formation, il maintient et met à jour son site Internet suivant les connexions qu’il arrive à trouver sur ses lieux de séjour.
Qu’est-ce qu’un nomade selon vous, comparé à un voyageur ou un touriste ? Et pourquoi avez-vous choisi cette étiquette de nomade digital ?
Pour moi, un nomade est un voyageur qui ne possède pas de base fixe. J’ai choisi ce terme de nomade digital à cause de mon site web qui est la seule adresse fixe que je possède.
À quel âge avez-vous décidé de prendre la route et quelles furent vos motivations à cette époque ?
J’ai décidé de partir à l’occasion de mon 52ème anniversaire. J’étais arrivé à un tournant de ma vie. Mes enfants étaient grands et nous venions de nous séparer avec ma femme, après 33 ans de vie commune. J’avais de l’argent et du temps libre… une combinaison idéale.
Vous avez évoqué votre site web, sur lequel vous publiez vos carnets de voyage accompagnés de photos. Qu’est-ce qui vous a décidé à créer ce site ? S’agit-il d’un lien avec les personnes que vous avez laissées derrière vous ?
J’ai lancé ce site il y a un an et demi, avant de partir en voyage. Il me sert de plusieurs manières. Il me permet de conserver un lie avec ma famille et mes amis. C’est aussi un moyen de stocker mes photographies et mes textes. A la différence d’un support de stockage physique, il ne risque pas d’être perdu ou volé. Ca me permet de poser mes pensées et les images qui occupent mon esprit. Bien que ça me donne parfois un peu trop de travail.
Avant de quitter les Etats-Unis, en choisissant de laisser votre ancienne vie derrière vous, vous dirigiez un magasin d’informatique. Est-ce que vous auriez pu partir comme vous l’avez fait sans l’aide de technologies telles que l’Internet, le courrier électronique ou les services de banque en ligne ?
Je pense que j’aurais quoiqu’il arrive fini par voyager, même si j’avais du retranscrire ce que je vis en me servant d’un bout de bois et d’une tablette d’argile. Bien sur, le courrier électronique et les guichets de retrait automatique me facilitent la vie. Le nomadisme a beaucoup changé en quelques années. Ca nécessite de consacrer moins de temps à la logistique et ça me laisse plus de temps pour apprécier le voyage. Quant au courrier électronique, c’est vraiment la cerise sur le gâteau. Il me permet notamment de rester en contact avec les voyageurs que je croise, en me permettant de leur rendre visite lorsque je passe dans leurs pays.
Est-ce que vous prenez toujours autant de plaisir à voyager ? Pensez-vous continuer longtemps avant de vous réinstaller de manière sédentaire ?
Chaque matin, je me réveille avec l’envie de découvrir de nouveaux lieux, de nouveaux sons, de nouveaux goûts et de nouvelles odeurs dans un endroit encore inconnu. Le moyen de transport que je préfère par dessus tout est la moto. Et je n’ai pas le sentiment d’en avoir fait le tour. Je compte retourner prochainement en Thaïlande pour y enseigner l’anglais pendant une année, et en profiter pour y recharger mes batteries en vue de nouveaux périples. Pour mon prochain grand voyage, je prévois de descendre en moto depuis le Texas jusqu’à la pointe de l’Amérique du Sud et d’en revenir par la même voie. Il me reste encore beaucoup de chose à expérimenter sur cette planète.
INTERVIEW : KINGA & CHOPIN
Professeur d’anglais et électricien, Kinga et Chopin sont tous deux originaires de Pologne. Après s’être rencontré sur la route, le couple a décidé de poursuivre son voyage en évitant de favoriser une destination pour mieux apprécier l’instant présent. De retour après un périple de cinq ans, ils se reposent momentanément en Pologne où Kinga termine la version anglaise de leur récit de voyage, avant de repartir à nouveau pour l’Afrique qu’ils sont impatients de découvrir.
Qu’est-ce qui a motivé votre décision de quitter la Pologne pour partir sur les routes du monde ? Aviez-vous un but défini pour ce périple ? J’ai lu que Kingpa comptait initialement rejoindre la Great Millenium Peace Ride, un rallye à bicyclette en faveur de la paix dans le monde.
Kinga : J’ai toujours voyagé, aussi loin que je me souvienne. A l’âge de un an, mes parents m’embarquaient déjà avec eux pour un voyage en auto-stop à travers la Pologne. Il m’a ensuite fallu attendre de nombreuses années avant de pouvoir repartir seule. Cette décision de partir à la découverte du monde était simple et spontanée.
En effet, je comptais rejoindre la Great Millenium Peace Ride, mais j’ai rencontré Chopin sur la route. Nous avons fusionné nos rêves et nous sommes partis pour notre propre périple.
Quelles furent vos sources d’inspiration pour ces voyages ? Avez-vous été influencés par certaines lectures ? Je pense notamment à Jack Kerouac et aux écrivains du Beat Movement.
K&C : Non. A vrai dire, je ne suis même pas sûr que nous avions accès à ce genre de littérature, à cette époque en Pologne. De plus, nous n’en avions pas besoin. Nous voulions simplement voir le monde. Ma seule devise, que j’utilise en ouverture de mon livre de récits de voyage, vient de Richard Bach, l’auteur de Jonathan Livingston, le goéland : « Chaque rêve nous est attribué avec le pouvoir de le réaliser. »
Est-ce que vous vous sentez différents des gens avec lesquels vous avez grandis ? Avez-vous le sentiment d’être à part, d’avoir un mode de vie alternatif ?
Oui, nous nous sentons assez différents du Polonais moyen. Dans un pays où l’immense majorité des gens sont catholiques, Chopin est bouddhiste. Et je suis végétarienne, alors que la plupart des gens ne savent même pas de quoi il s’agit ici. Mais je n’irai pas jusqu’à dire que mon mode de vie est alternatif. En fait, je n’accepterais pas d’autre étiquette que celle d’esprit libre.
Pourquoi avoir choisi de voyager spécifiquement en faisant de l’auto-stop ? Il y a bien d’autres manières de voyager.
Bien sur, il existe de nombreuses autres manières de voyager. Mais comment aurions-nous pu nous les offrir ? De plus, de par nos expériences nous croyons vraiment maintenant que le stop est la manière la plus intéressante de voyager. Je ne me suis jamais trop posé la question. Lorsque j’ai voulu découvrir l’Europe, je n’ai pas eu le choix et ça m’avait déjà valu nombre d’expériences inoubliables, depuis la Sicile jusqu’à l’Irlande ou l’Estonie. Si nous voulions découvrir le monde, il nous semblait naturel de faire de l’auto-stop.
Quels ont été les grands moments de vos voyages en Amérique du Nord et du Sud, en Océanie et en Asie ?
Chaque jour est différent, en apportant son lot de surprises ou de rencontres merveilleuses. Aux États-Unis, nous avons été pris en stop par un avion en Alaska avant de passer plusieurs semaines en bateau sur les rivières américaines pour aller de Chicago en Floride. En Amérique du Sud, nous nous sommes embarqués sur un bateau de trafiquants de drogues pour aller du Panama en Colombie, avant de découvrir Rio de Janeiro en planeur et de partir à cheval à la découverte des ruines aztèques dans les Andes. On nous a invités sur un yacht pour aller de Nouvelle Zélande à l’île de Vanuatu, puis de Vanuatu en Australie, avant de nous engager dans un carnaval itinérant pour découvrir l’île Thursday. Et puis bien sur, faire du stop aux abords des points de contrôle de l’armée chinoise au Tibet.