Joe Coleman, Apocalypse Right Now !

Un portrait du peintre Joe Coleman, apôtre de la marginalité, prophète de la fin des temps, d’après notre première rencontre en 2005 dans son incroyable appartement-musée de Brooklyn Heights
Un texte de Laurent Courau, paru dans CULTures Magazine (Serious Publishing).

Faith © Joe Coleman (1996)

Brooklyn Heights, ses rues ombragées, ses fleuristes chics et sa vue imprenable sur les gratte-ciels de Wall Street. Un quartier confortable, prisé par une nouvelle génération de yuppies qui fuit la hausse des loyers dans Manhattan, conséquence directe de la politique hygiéniste de la mairie new-yorkaise.

Luxe, calme et volupté huppée, le touriste de passage, auquel il ne manque plus que la silhouette élancée de Sarah Jessica Parker pour se croire transporté dans un épisode de la série Sex & The City, aurait bien du mal à imaginer que ce havre de paix bourgeois abrite un des artistes les plus fascinants et les plus dérangeants de notre époque.

Momie, têtes réduites, pièces à conviction récupérées de dossiers criminels, dessins et autographes de tueurs en série, moulages de céroplastie, artisanat cannibale des îles Fidji et autres masques mortuaires… Le décorum baroque de l’appartement musée de Joe Coleman, dans lequel on ne s’aventure pas pour la première fois sans une certaine appréhension, tranche radicalement avec son environnement policé. Un des nombreux paradoxes de cet apôtre de l’excès, de la marginalité et de la décadence, injustement méconnu en Europe et pourtant déjà légendaire aux Etats-Unis où des stars telles que Leonardo Di Caprio, Dennis Hopper et Johnny Depp collectionnent ses oeuvres à l’écart des circuits institutionnels.

« Artiste ! Ce mot seul suffit à me donner la chair de poule », se récrie Coleman lorsqu’on aborde le sujet. « Je hais le minimalisme. Je déteste les néons des galeries d’art et je ne peux vraiment pas m’identifier à ce foutu milieu. D’ailleurs, je ne saurais vous dire si je suis moi-même un artiste. Peut-être plus une sorte de prêtre, une espèce de moine qui n’aurait pas fait voeu de chasteté. Comme ces moines qui travaillaient sur les enluminures des manuscrits au Moyen-Âge en méditant sur les mystères de l’existence. Parmi les nombreuses étiquettes dont on m’a affublé, je retiens celle de pathologiste. La critique d’art qui avait utilisé ce terme voulait probablement m’insulter. Mais au contraire, elle m’a fourni une étiquette à laquelle je peux maintenant me référer. » Pathologiste, outsider ou simplement hors normes, c’est en toute logique que ce mystique iconoclaste se fera au long de sa vie le héraut des freaks et des déclassés.

Né le 22/11/55 à Norwalk dans le Connecticut sous le signe d’une dualité symbolique qui habitera toute son oeuvre, Coleman connaît une enfance agitée. Mère excommuniée de sa paroisse pour s’être remarié, père alcoolique, grand-père boxeur et tenancier de speakeasy à l’époque de la prohibition, sa vie ne démarre pas sous les meilleurs auspices. On le place à l’âge de huit ans dans une classe spéciale pour enfants déficients et inadaptés où il réalise ses premiers croquis de scènes de violence et de saints ensanglantés. Malgré ces sources d’inspiration inquiétantes, son jeune talent lui vaut bientôt un prix pour un dessin représentant un tas de détritus (!), remis des mains mêmes de la femme du président Lyndon B. Johnson nommé a la tête du pays après l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy.

Déjà, le destin de Coleman semble inextricablement lié à la face la plus obscure de l’histoire récente des USA. À quatorze ans, il confesse plusieurs meurtres imaginaires à un prêtre de son école catholique, non sans avoir au préalable mis le feu au terrain de cette même école. Il reconnaîtra bien plus tard avoir été l’auteur de plusieurs autres incendies dans le voisinage et soignera longtemps sa pyromanie en se ceinturant de bâtonnets de dynamite qu’il fait exploser lors de performances aujourd’hui mythiques. Entre art et délinquance, sa voie semble toute tracée, avec pour principal moteur un individualisme féroce et une noirceur dont il ne se cache pas : « Je suis la seule cause en laquelle je puisse croire, parce que je ne suis responsable que de moi-même. Lorsque je suis arrivé sur cette planète, on m’a donné, comme à chaque être humain, une mission importante et cette mission est de survivre. Je suis la seule chose dont je sois responsable et ce n’est pas mon boulot de m’occuper de vous. Je ne cherche pas à améliorer le monde et à guérir notre société de ses maladies. J’essaie plutôt de les honorer, d’exprimer tout ce qui peut nous déranger dans ce monde en leur donnant une voix. »

Joe Coleman fête ses seize ans en 1969, année où les adeptes de Charles Manson massacrent Sharon Tate et ses invités dans une villa des hauteurs d’Hollywood, louée par son mari, le réalisateur Roman Polanski. Le traumatisme est immense, l’inconscient collectif nord-américain en sortira durablement marqué. Coup de marketing douteux ou délire ésotérique sombre, Trent Reznor, le leader du groupe Nine Inch Nails, n’hésitera d’ailleurs pas à jouer de cette blessure en louant deux décennies plus tard la propriété du 10050 Cielo Drive pour y enregistrer en 1992 l’album Domnward The Spiral, dont plusieurs chansons font implicitement référence à la mythologie mansonienne. 1969, année charnière. Le 20 juillet, les astronautes américains marquent un coup décisif dans un monde en pleine guerre froide en atterrissant sur la lune, peu de temps avant que Richard M. Nixon n’annonce que le rapatriement de 25 000 soldats du Vietnam afin de calmer une opinion publique toujours plus hostile à un conflit sans issue. Au mois de décembre, le concert donné par les Rolling Stones à Altamont vire au cauchemar lorsque les Hell’s Angels chargés de la sécurité tuent un membre du public qui avait brandi une arme à feu en direction de la scène. Le rêve américain prend eau de toute part et la pop culture, alors empreinte de psychédélisme, se teinte de nuances sombres.

En quelques années, l’héroïne cultivée dans le Triangle d’or sous l’égide de la CIA remplace l’acide lysergique, enclenchant le mauvais trip de toute une génération. « L’excitation, en l’occurrence, a été bouffée au moment où la grande presse a mis la main sur le phénomène en laissant causer les porte-paroles « hippies » et ces caricatures de gourous que furent Tim Leary et les Diggers avec leurs fameuses conférences de presse, » se souvenait Hunter S. Thompson dans Gonzo Highway, un recueil de textes sorti à titre posthume au printemps 2005 chez Robert Laffont. « À ce moment-là, Haight-Ashbury était devenue une foire commerciale aux monstres, et tout le monde dans la rue vendait des sandales, des hamburgers ou de la dope. (…) Et l’origine de cette excitation était la sombre certitude que cette période serait limitée dans le temps. Une sorte de fatalisme euphorique à moitié dingue annonçait que d’un moment à l’autre, tout ça allait mal finir. » La descente est rude et le coup d’arrêt net, annonciateur du nihilisme rageur de la vague punk du milieu des 70’s. Avec le recul, on ne peut s’empêcher de penser que Joe Coleman a été profondément marqué par les errances de cette époque, comme en témoignent les visions apocalyptiques qu’il développe inlassablement au fil de ses tableaux.

Portraits de freaks, de gangsters et de serial killers ou, plus proches de nous, allégories sur les attentats du 11 septembre et de l’Oklahoma Building dans un style unique, frôlant la démesure dans l’infiniment petit, au croisement de l’art brut, des comics underground et du folk art… Ses toiles complexes et minutieuses jusqu’à l’obsessionnel, peintes des journées durant au moyen de lunettes grossissantes de diamantaire, débordent de ces créatures asociales qui le fascinent. « J’ai de l’empathie pour ces personnages, » reconnaît Coleman, entre deux gorgées de margarita. « Je suis captivé par leurs contradictions morales. Pour moi, la manière dont ils illustrent les extrêmes présents en chaque être humain leur accorde un statut quasiment divin. Les tribus considérées comme primitives avaient des dieux pour chaque phénomène naturel, depuis les éclairs et le tonnerre, jusqu’aux maladies les plus graves. Or nous vivons aujourd’hui dans une société qui ne croie plus qu’en un Dieu unique, un Dieu confortable et bienveillant. Mais ça ne peut pas marcher, ce Dieu unique n’existe pas et l’homme a besoin de ces divinités sombres. Ce qui explique en partie l’aura qui entoure les criminels et les tueurs en série. »

Néanmoins, plus encore que ces destins individuels tourmentés, c’est la spirale autodestructrice dans laquelle semble s’être engagée l’espèce humaine qui passionne l’artiste : « Il y a quelque chose de fascinant dans l’idée que tout ce qui est vivant finit inévitablement par mourir un jour. Et que la décadence ou la pourriture sont parties intégrantes de ce processus. Il y a quelque chose de magnifique, comme une forme de beauté, là-dedans. L’Empire romain avait quelque chose de magnifique durant la période qui a suivi son apogée, lorsqu’il commençait à s’effondrer. C’était un univers gorgé de couleurs, de vie et d’émotions, de tous ces excès de la nature humaine qui méritent amplement notre attention. En les rejetant, vous refuseriez une part importante de ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains. J’adore cette idée de décadence et j’adore les putains de fanatiques de ce pays. Je me sens honoré de vivre à notre époque aux Etats-Unis et je n’aurais pas voulu qu’il en soit autrement. C’est effectivement comme si j’étais né durant la chute de l’Empire romain. Il ne sert à rien de vouloir tout améliorer. Le monde est parfait tel qu’il est. »

On retrouve cet amour d’une Amérique dégénérée et homicide dans son goût pour le rockabilly bouseux et déjanté de Hasil Adkins, un mécanicien de Virginie auteur fables hantées sur des petites amies décapitées à la hache bien avant les outrances morbides du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper et de la vague de films d’horreur des années 70. Une Amérique dans laquelle Jesse James, Billy The Kid et Bonnie & Clyde font encore aujourd’hui office de références culturelles. Une Amérique à la pointe de la modernité mais toujours aussi déchirée entre le fanatisme religieux et un goût prononcé pour la dépravation, à la fois empire moraliste chrétien sous la houlette des télévangélistes et premier fournisseur mondial de pornographie. « La pornographie regorge elle aussi de divinités et de grandes stars qui obsèdent les foules. Les sex-shops sont considérés comme des lieux sacrés, des lieux saints. Et nous devons comprendre que, quoi que nous fassions pour les écarter, les dieux sombres reviendront toujours », renchérit notre peintre prédicateur de la fin des temps. « Quels que soient nos efforts pour les tenir à l’écart, ils seront là. Et je prends justement soin de ces dieux au travers de mon travail. Ce sont des dieux importants. Il faut les honorer et mes peintures sont autant d’autels à leur gloire. »

Sainteté, péché, décadence et rédemption, son oeuvre semble marquée au fer rouge par une éducation catholique qui le travaillera jusqu’à son dernier souffle, comme en témoignent ses admirateurs les plus fervents, à l’instar du cinéaste Jim Jarmusch qui n’hésite pas à le qualifier de dernier grand peintre d’icônes religieuses en activité. « J’ai rencontré l’ennemi et l’ennemi, c’est moi, » ajoute Coleman avec une lucidité presque effrayante. « Vous ne pouvez pas y échapper, parce que vous porterez toujours ce moralisme en vous. Ce sera toujours là, à l’intérieur de vous, qui ou quoi que vous brûliez, fassiez exploser ou exécutiez. Toutes les personnes qui combattent pour une cause pensent que Dieu est à leurs côtés. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas le Dieu auquel ils pensent. C’est un Dieu qui aime ça, c’est un monstre. La plupart des gens ne peuvent pas comprendre les vrais enjeux de mes peintures. Quand je dis que ces peintures sont explosives, ça signifie qu’elles le sont réellement pour moi. Elles regorgent de danger, de dangers intérieurs. Elles parlent de maladie, de chrétienté, de peur, de colère et de ressentiments. Et je veux aller directement à la source de cette peur, je veux la trouver. Je recherche l’abysse, la source. C’est peut-être lié à mon catholicisme, mais pour moi, c’est une source de rédemption. Du moins une tentative, parce qu’il est probablement impossible de trouver le salut, mais c’est au moins une tentative. »

Alors qu’il est aujourd’hui reconnu et adulé par un gotha international comptant des figures aussi inénarrables que le vétéran Iggy Pop ou le très interlope John Waters, on pourrait croire Joe Coleman débarrassé de ses vieux démons. Ce serait mal connaître le personnage. Livres d’art, film documentaire biographique ou participations en tant que comédien à des long-métrages aussi applaudis que le sulfureux Scarlet Diva de son admiratrice Asia Argento, aucun honneur ne semble apte à calmer la flamme sombre qui l’anime. Ce qui se vérifie une dernière fois lorsqu’il vous raccompagne à sa porte, après une visite guidée de ses collections et une présentation dans les règles de son fils spirituel Junior, un foetus malformé conservé dans un bocal de formol, en concluant: « Je trouve toujours surprenant que les gens m’interrogent sur ma misanthropie. Ça me rappelle cette citation de Bukowsky : « Ce n’est pas que je déteste les gens, c’est juste que je me sens mieux lorsqu’ils sont loin de moi. » Je vis selon un code moral qui m’est propre, qui n’a rien à voir avec les normes sociales, ce qui est supposé être bon ou mauvais. Je m’inquiète de moi et de ma famille, au sens le plus large du terme, des gens qui font partie de ma tribu. C’est comme ça que je vois les choses. Nous sommes vraiment tous en train de chuter. Il n’y a pas de doute là-dessus. Mais tant qu’à disparaître, faites-le au moins avec dignité. En respectant vos croyances, votre foi et tout ce qui a constitué votre vie. »

Laurent Courau

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