Du Beat Hotel parisien et des cut-ups de William S. Burroughs au Matin des magiciens, du magazine Actuel aux perspectives cyberpunks du Neuromancien de William Gibson, de l’urgence, des rictus et de la rage des Sex Pistols à la pataphysique d’Alan Moore, des voltigeurs de Charles Pasqua aux X-Files et à l’acid house…
Embarquement pour un tour de manège aussi cocasse qu’autobiographique, récit gonzo des modes de pensée alternatifs, punks et magiques au tournant du millénaire ; depuis une adolescence chaotique dans les années 1980 jusqu’à l’hystérie de masse d’une décennie 2010 dystopique et disjonctée, marquée par les crises financières et environnementales.
« Chassez l’irrationnel, il revient au galop… », un texte extrait d’Un XXIe siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires des pensées « alternatives », ouvrage collectif paru en juillet 2018 aux éditions du CNRS, sous la direction de Stéphane François, docteur en science politique, fin connaisseur de l’underground et historien des idées.
La couverture d’Un XXIe siècle irrationnel ? Analyses pluridisciplinaires des pensées « alternatives », photographiée dans mon ancien bureau de La Demeure du Chaos © Laurent Courau
« La frontière entre le réel et l’irréel n’est pas fixe, elle ne fait que situer le dernier endroit où des bandes rivales de chamans se sont affrontées jusqu’au point mort. »
― Robert Anton Wilson
« Hail Kitra ! Hail Mradu ! Hail Ramkht ! » L’invocation des grands anciens résonne, solennelle, dans la vieille cave banlieusarde au sol de terre battue. Tout de noir vêtus, leurs mains jointes, les vampyres forment un cercle resserré autour de l’officiant. La concentration est palpable. Lorsque soudain, une porte de bois vermoulu claque, happée par un courant d’air. Coup de tonnerre ! Surpris dans sa liturgie, le grand prêtre sursaute sous sa cape noire, manquant de s’éborgner de la pointe de son poignard de cérémonie, et pousse un cri d’effroi suraigu. Une réaction qui désarçonne ses disciples, lesquels finissent, leur surprise passée, par osciller entre rire et confusion derrière leurs masques vénitiens.
Nous sommes au sous-sol du musée des vampires et du monde de l’imaginaire, dans la banlieue Est de Paris, à quelques encablures de la porte des Lilas. Lors cette soirée un peu particulière, le fondateur du lieu, Jacques Sirgent, accueille une délégation cosmopolite venue des USA, de Suisse et de Hollande, à laquelle il prête aimablement sa cave pour ce rituel, malheureusement écourté par un phénomène bien naturel. Plusieurs fois par année, les vampyres (qui tiennent à se distinguer des buveurs de sang de la littérature fantastique par l’utilisation de la lettre « y ») convergent ainsi vers Paris, New York ou la Nouvelle-Orléans, selon le calendrier de leur « culte » des créatures de la nuit.
Occultistes, libertins et fétichistes du sang humain, fanatiques de l’écrivain Anne Rice et de ses Chroniques des vampires, amateurs de jeux de rôle, consommateurs d’« énergies psychiques » et parfois même criminels endurcis, voire psychopathes en goguette, il apparaît difficile de définir cette subculture en quelques phrases, tant elle s’avère multiple, transcontinentale et polymorphe. Volontiers mondains, ses adeptes se côtoient à l’occasion de raouts d’un autre genre. Des soirées impressionnantes pouvant réunir jusqu’à plusieurs milliers de participants et à l’occasion desquelles les nosferatus se reconnaissent par le port de crocs factices, éphémères ou permanents, réalisés par des prothésistes dentaires gagnés à leur cause.
Pour moi, l’aventure débute à New York en juillet 2002, lorsque je réponds à l’invitation d’un ami et décide de me rendre à une soirée organisée par un clan de vampyres local, les Hidden Shadows, dans l’arrière-salle d’un dojo de karaté de Spanish Harlem. L’occasion de découvrir ce nouvel underground, mélange ahurissant d’esthétiques gothique et hip-hop, de références sadomasochistes, victoriennes ou médiévales, avec un focus particulier sur les archétypes vampiriques véhiculés par le cinéma populaire des dernières décennies. Un univers souterrain, volontairement éloigné des objectifs des chaînes de télévision, de la presse et du grand public, mais pas moins annonciateur du grand fourre-tout postmoderne qui caractérise notre début de 21e siècle.
De cette première rencontre découleront un reportage de neuf minutes diffusé dans l’émission Tracks sur la chaîne Arte en février 2003, puis Vampyres, un livre publié chez Flammarion en 2006, et enfin un film documentaire éponyme sorti au mois de décembre 2007 ; ces deux derniers formats relatant mes cinq années d’exploration des réseaux vampyriques, entre les États-Unis, l’Europe et le Japon. Un voyage en tous points surprenant, qui confirme mon intuition d’une implosion de notre culture de masse vouée au tout technologique et à la consommation. Comme si la réalité consensuelle de nos sociétés occidentales ne convenait plus à nos contemporains.
Pressentiment dont achève de me convaincre l’un des nombreux entretiens filmés dans le cadre de ce projet, au cours duquel un jeune tatoueur portoricain de Jamaica, Queens, quartier difficile de la périphérie new-yorkaise, lieu de tous les trafics et par conséquent territoire des gangs, m’avoue s’être « sorti de la drogue, de la prison et de la criminalité, grâce au vampyrisme ». Ultime pied de nez à ce que les locaux ressentent comme un abandon de la part des institutions locales et fédérales, au coeur même de la plus grande ville du pays le plus riche de notre planète, où l’ascenseur social semble définitivement brisé au détriment des laissés pour compte du dit « rêve américain ».
Retour arrière rapide. En 1981, François Mitterrand est élu président de la république. J’ai 12 ans. Tout doit être « nouveau et intéressant », comme pour coller au slogan publicitaire du magazine Actuel que vient de relancer Jean-François Bizot, en tournant résolument le dos à la première mouture hippie de sa revue. Ma mère m’envoie en séjour linguistique dans le sud de l’Angleterre. Influencé par des punks croisés dans la cour de récréation de Henri-IV, je profite d’une excursion à Brighton pour m’acheter Never Mind the Bollocks, le premier album des Sex Pistols. Dès les premiers accords, il se produit comme une évidence. Il n’y aura pas de retour en arrière, l’avenir se construira sur cette urgence, ces rictus et cette rage.
Adolescents des catastrophes de Bhopal (Inde, 1984) et de Tchernobyl (Ukraine, 1986), nos cheveux sont aussi courts que l’époque accélère pour nous précipiter vers un futur inconnu. Notre imaginaire s’est forgé sous la chape de plomb de la guerre froide. On guette l’apparition d’un champignon atomique dans le ciel de Paris, sinon l’irruption de tanks russes ou américains en bas des Champs-Élysées. Nos héros ne pratiquent plus la magie et les sciences occultes. Leurs super-pouvoirs résultent de mutations causées par des accidents technologiques. Contrairement à nos aînés, nous ne rêvons pas d’Inde et de contrées exotiques, mais des trottoirs de Berlin, Londres et New York.
Nous n’avons pas connu Le Matin des magiciens, la bible du réalisme fantastique parue chez Gallimard en octobre 1960, véritable phénomène de foire générationnel vendu à un million d’exemplaires. Foin de toute cette alchimie, des sociétés secrètes, des civilisations disparues, des religions bizarres et du surnaturel. Les contes et les légendes d’autrefois nous évoquent le goût du fromage de chèvre et l’odeur du patchouli. Quand le film S.O.S. Fantômes sort en 1984, il donne le ton de notre rapport au surnaturel. Une vaste farce moqueuse, dans laquelle les technologies de pointe, aussi absurdes soient-elles, savent venir à bout des pires ectoplasmes.
Certes, il existe toujours une survivance de marges influencées par l’ésotérisme, mais ces courants sont minoritaires. L’essentiel de la contestation s’axe dorénavant sur des thèmes plus immédiats, en phase avec les troubles de l’époque. Inégalités économiques et sociales chez les Dead Kennedys au travers de « Kill the Poor », « Lets Start a War (Said Maggie One Day) » à propos de la guerre des Malouines pour The Exploited ou violence de rue chez les Cockney Rejects avec leur « Fighting in the Streets ». Anarchistes, fascistes ou communistes, notre palette de choix s’avère bien souvent aussi politique que désuette, face au néo-libéralisme triomphant incarné par Ronald Reagan et Margaret Thatcher.
Je ne compte plus les anecdotes violentes mettant en scène les jeunes « rebelles » que je côtoie dans les concerts que nous organisons : charges de CRS à l’intérieur des salles contre un public acculé, cars de touristes calcinés devant l’Élysée-Montmartre, estafettes de police prises à partie, vieilles rues dépavées en quelques minutes à l’occasion d’une manifestation improvisée. Je manque moi-même de terminer au service d’urgences de l’hôpital le plus proche, sinon pire, après une séance de surf sous une voiture volontairement lancée à pleine vitesse pour écraser les clients d’un bar de nuit. Nous sommes loin des volutes enfumées du tournant des années 1960 et 1970. Et la hargne qui motive notre jeunesse s’arrête, de fait, trop souvent au ras du sol.
À la rentrée 1986, j’entre en école d’architecture, après avoir obtenu de justesse mon baccalauréat. Très vite, la tension monte autour du projet de loi Devaquet, visant à réformer les universités françaises par leur mise en concurrence et la sélection des étudiants à leur entrée. Les enjeux de cette révolte apparaissent, encore une fois, aussi concrets que sa bande-son, avec en étendard le « Petit agité » du groupe punk Bérurier Noir. Bâtiments occupés, cours interrompus, les émeutes et les grèves dureront de longues semaines, jusqu’à paralyser le centre de la capitale. Certains soirs, on ne traverse plus la Seine, ses ponts hérissés de herses et de cordons de gendarmes mobiles. Des voitures brûlent en travers du boulevard Saint-Michel.
Signe des temps, Louis Pauwels, le co-auteur du Matin des magiciens, fait scandale en déclarant que la jeunesse est « atteinte d’un sida mental », dans son éditorial du Figaro Magazine en date du 6 décembre 1986. Élégante sortie, en pleine explosion d’une épidémie qui fauchera de trop nombreux talents. Juste avant que ne meure Malik Oussekine, un étudiant franco-algérien tué par les policiers d’une unité de voltigeurs motorisés, peloton remis en service par Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité auprès du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. Clairement, la rupture semble consommée entre les prosélytes d’une « réalité magique » et nos nouvelles générations.
À la fin de la décennie, j’habite encore rue Gît-le-Coeur, en plein Quartier Latin. Dans l’immeuble mitoyen du mythique Beat Hotel, repaire parisien des écrivains et poètes de la Beat Generation, où William S. Burroughs expérimenta sa technique du cut-up et compléta son Festin nu dans les années 1950. Hasard ? C’est dans cette même rue que va s’ouvrir le Regard Moderne, une librairie qui accompagnera toute une génération d’auteurs, d’artistes et de journalistes parisiens du début des années 1990. Nous sommes nombreux à nous y plonger dans le bouillonnement d’un nouvel underground futuriste et technologique, parmi le chaos légendaire des rayonnages du regretté Jacques Noël.
En effet, les temps ont changé. L’esprit du temps n’est plus à la révolte et au choc frontal avec les pouvoirs en place. Au pire, les plus mélancoliques d’entre nous noient leur spleen dans les chansons de Nirvana et des groupes de rock grunge. La société occidentale est entrée dans une nouvelle ère, avec la démocratisation de l’ordinateur personnel ; le personal computer (PC) qui joue déjà un rôle essentiel dans ces formes de création, alors récentes et passionnantes, que sont l’infographie, les musiques électroniques et les images de synthèse balbutiantes. Et comme souvent, cette révolution se voit accompagnée, même précédée, par une culture alternative correspondante, cette fois-ci joyeuse et colorée : la cyberculture.
En Californie, des fanzines de luxe comme Boing Boing et Mondo 2000 orchestrent la jonction entre des générations autrefois ennemies, celle des vieux hippies et de plus si jeunes punks, qui se trouvent à rêver ensemble de zones d’autonomie temporaire numériques. On apprend ainsi que c’est Timothy Leary, grand apôtre de l’acide lysergique et parrain de la contre-culture des années 1960, qui a mis le pied à l’étrier des éditeurs de ces revues, en prophétisant depuis son jardin de Beverly Hills que l’ordinateur personnel constituerait le LSD des années à venir. De là à ressortir les vieilles sirènes spirituelles et mystiques, saupoudrées d’écrans, de disque durs et de claviers, il n’y a qu’un pas que nos chevelus aînés n’hésitent pas à franchir.
Et de fait, la culture de la rave, l’acid house et la musique techno remettent les drogues psychédéliques au goût du jour. On ne compte plus les récits d’anciens skinheads et de hooligans britanniques qui ont fait l’expérience d’un nouvel hédonisme sous les effets conjugués de l’ecstasy et de nuits passées sur les dancefloors des squats de la grande ceinture londonienne. Comme si un abus de drogues, d’attitudes et de musiques dures avait ramené la culture populaire vers de « riants » paradis artificiels. Bien que tout ne soit pas que rose, guilleret et fluorescent. Leur imaginaire toujours branché sur le bitume urbain, certains d’entre nous se reconnaissent davantage dans les romans noir et prospectifs des écrivains cyberpunks.
Des récits qui ramènent la science-fiction au niveau de la rue, de sa crasse. Où le hacker, anonyme derrière son clavier, fait figure de Robin des Bois post-moderne, dont les intrigues annoncent déjà la dernière frontière virtuelle, dissimulée au coeur des processeurs informatiques ; une extension de l’esthétique du Blade Runner de Ridley Scott, avec ses néons et ses foules sombres, perdues au pied d’hologrammes géants. À cette époque, personne ne réalise encore que l’internet va bientôt jouer le rôle d’une gargantuesque boite de Pandore, en libérant et en amplifiant tous les fantasmes. Que c’est là, dans cette fusion de l’esprit humain et de la machine, que sommeillent les germes d’un nouveau monstre. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été prévenus.
Dès 1986 et la publication de son roman Comte Zéro, l’écrivain américain William Gibson, auteur du fameux néologisme « cyberespace », mettait en scène une contamination de la matrice digitale par des divinités du panthéon vaudou. Vision étrange, dont nous fumes nombreux à ne pas percevoir toute la portée prophétique. Jusque-là réservé à une élite d’initiés et de pionniers, l’accès au web commence à se démocratiser jusqu’en France. Mais les grandes marques, la presse et les chaînes de télévision gèrent mal ce nouveau support. Le terrain est encore en friche au milieu des années 1990, accessible aux bricoleurs et donc favorable aux héritiers des fanzines d’antan, qui disposent d’un temps d’avance et d’une puissance de feu inédite.
C’est à l’automne 1995 que je décide de transférer sur internet le bulletin d’information cyberpunk que je tirais jusque-là à quelque milliers d’exemplaires, en photocopie. Ce nouveau web-magazine, La Spirale, met le cap sur les futurs multiples que me laissent entrevoir mes lectures évoquées plus haut et se voit bientôt rejoint par une équipe de contributeurs passionnés. Transhumanistes, militants queer, partisans du survivalisme et nouveaux nomades (liste non exhaustive, loin s’en faut) se croisent sur nos pages. Des mouvances qui mettront pour la plupart une, voire deux décennies, avant d’attirer l’attention des médias parisiens. Ici, la question n’est pas d’adhérer, mais de documenter cette agitation, de transmettre l’information et de contaminer les esprits de nos contemporains ; un exercice d’ingénierie culturelle auto-produite qui atteint son but, à en croire nos dizaines de milliers de lecteurs mensuels.
À ce stade, nos rares références à l’occulte proviennent encore d’une poignée d’irréductibles illuminés, tel le regretté Maurice G. Dantec que j’ai le plaisir d’interviewer à la parution de ses Racines du mal. Un second roman qui anticipe les angoisses du prochain millénaire, en mixant brillamment intelligence artificielle, sociétés secrètes et tueurs en série. Car l’ambiance tourne à l’orage, à l’écart de nos regards insouciants. Initié en Scandinavie à l’aube des années 1990, l’extrémisme autant musical que mystique du black metal se découvre des émules à travers la planète. Le rock gothique revient en grâce parmi la jeunesse occidentale, avec ses couches de mascara et ses strates de vieilles dentelles. Désormais en rotation permanente sur MTV, les provocations satanistes de Marilyn Manson font trembler dans les chaumières. Comme si la culture populaire se teintait de couleurs sombres, au fur et à mesure de notre progression vers le nouveau millénaire.
En 1997, le magazine Wired se sent obligé de contre-attaquer et consacre sa couverture aux « 25 années de prospérité, de liberté et de respect de l’environnement qui nous attendent ». Une manière de conjurer le sort. Depuis New York, nos amis du site Disinformation.com profitent du nouvel engouement pour le surnaturel et les mystères en tout genre, propulsé par le succès mondial de la série X-Files : Aux frontières du réel. Guides de la magie et de l’occultisme, encyclopédie de l’apocalypse, dictionnaire des mensonges médiatiques ou des réalités alternatives, tous les thèmes sont bons pour générer des dollars. Du côté de La Spirale, ces élucubrations nous enchantent. Nous nous amusons autant de l’âge du verseau que du Kali Yuga. Tous les folklores sont appréciables et nous n’avons que l’embarras du choix en cette période propice.
D’autres s’inquiètent plus sérieusement d’un potentiel bug informatique de l’an 2000. Sujet que je contourne en proposant aux chaînes de télévision françaises, avec quelques longueurs d’avance, de passer mon réveillon de la Saint Sylvestre en compagnie des paramilitaires de la Milice du Montana, déjà interviewés pour La Spirale. Ambiance bières à gogo, bunkers et fusils d’assaut, dans les montagnes de la frontière canadienne. Le sujet m’est refusé, dommage. Dans leur défiance du gouvernement fédéral américain, porteur selon leurs dires d’un projet de « nouvel ordre mondial », ces rednecks préfigurent l’explosion conspirationniste des années 2000. La frilosité des producteurs de télévision parisiens me fait passer à côté d’une drôle d’aventure et surtout d’images qui auraient fait date. Je jure que l’on ne m’y reprendra plus.
Le 20 avril 1999, deux élèves du lycée américain de Columbine, ouvrent le feu sur leurs camarades, tuant douze d’entre eux et un de leurs professeurs, avant de retourner leurs armes pour se suicider. Sans surprise, les lobbies conservateurs accusent pêle-mêle la violence des jeux vidéo, Marilyn Manson, le cinéma fantastique et les films d’horreur d’être responsables de ce massacre. Peu de temps après, Le Monde, pourtant peu coutumier de ce genre d’excentricités, est le premier organe de presse à me contacter afin de renforcer l’équipe de son supplément hebdomadaire consacré aux nouvelles technologies de l’information et à la cyberculture. Une brèche est en train de s’ouvrir dans la culture de masse. Les monstres ne vont pas tarder à s’engouffrer, en entraînant dans leur sillage le retour au grand jour d’un irrationnel sombre.
Au mois de mars 2000, la bulle économique dite de l’internet finit par « éclater », provoquant un krach qui s’étend à l’ensemble des bourses et cause une récession économique générale. La fièvre spéculative autour de la « nouvelle économie » vient de porter un coup fatal à l’optimisme des années 1990. Cette crise sonne le glas du village global et d’utopies numériques échafaudées à grands renforts de milliards de dollars. Mais la série noire n’en est pas moins appelée à se poursuivre. En septembre 2001, les deux tours du World Trade Center s’effondrent. Filmés sous tous les angles, ces attentats traumatisent l’inconscient collectif. Et la brèche évoquée plus haut de se transformer en torrent délirant. Autrefois sujets de plaisanterie, les théories du complot des miliciens américains trouvent un écho inédit, avec le web comme infinie caisse de résonance.
Dans le sillage du Monde, les rédactions de l’émission Tracks sur Arte, du magazine Technikart et de Libération nous ouvrent leurs portes. C’est de saison, les alternatives créatives et culturelles ont de nouveau le vent en poupe. « Le freak, c’est chic. » Après Actuel et Nova Magazine, Jean-François Bizot publie son imposant Underground : L’Histoire, chez Denoël. Le monde entier semble chercher des réponses, de nouveaux repères. Pour ma part, j’oscille entre Paris et le Lower East Side new-yorkais, quartier bohème depuis lequel j’opère comme correspondant ès bizarreries, nouvelles technologies et marginalités. Période durant laquelle je croise pour la première fois la piste des vampyres, dont je découvre rapidement qu’ils constituent l’avant-garde d’un vaste bestiaire fantastique revenu coloniser la face cachée de la pop culture.
C’est reparti pour un tour, les bas-fonds s’enflamment pour le surnaturel. En hibernation durant les années 1980 et 1990, des tribus entières de diables, de sorcières, de loup-garous, de mages et de magiciens foisonnent à nouveau sur les marges. À chacun sa spiritualité. Certains revendiquent l’héritage de l’Ordre hermétique de l’Aube dorée, une société secrète d’étude des sciences occultes britannique de la fin du 19e siècle. Pour d’autres, les références se situent du côté de la magie du chaos, du satanisme de l’église de Satan californienne ou du néopaganisme de la Wicca ; sinon du cyber-chamanisme ou des mantras de l’association internationale pour la conscience de Krishna, pour certains skinheads en voie de rédemption spirituelle. Incongrues, une décennie plus tôt, ces quêtes mystiques semblent désormais presque banales.
En mars 2004, le philosophe Yves Michaud édite Mutations pop & crash culture, la première anthologie de La Spirale, dans la collection qu’il dirige aux éditions du Rouergue. Radio Nova consacre une journée spéciale à l’ouvrage. Libération l’affiche en couverture de son cahier « Tentations » du week-end. La période s’avère propice aux expériences et aux connexions improbables. Deux ans plus tard, le livre Vampyressort chez Flammarion. Avec un invité vampyre, nous passons dans Tout le monde en parle, le talk-show du samedi soir animé par Thierry Ardisson sur France 2, puis à La Méthode Cauet sur TF1, deux émissions qui recueillent chacune près de six millions de téléspectateurs. Ce qui restait, hier encore, cantonné à la contre-culture la plus obscure se retrouve dorénavant sous les feux des plateaux de télévision.
En 2007, le mécanisme financier des subprimes enclenche une crise économique mondiale de solvabilité, tant au niveau des banques que des États, et démontre la folie des réseaux financiers. Vivant dorénavant à Genève, je croise de nombreux banquiers et homme d’affaires. Lorsque le petit-fils du fondateur de l’une des plus importantes banques privées de Suisse demande à me rencontrer, sa première question porte sur ma date de naissance. Astrologie et numérologie, il gère ainsi sa fortune colossale, en fonction de la position des astres. La roue tourne, hors de contrôle. En décembre 2008, le président-fondateur de l’une des principales sociétés d’investissements de Wall Street, Bernard Madoff, est arrêté et inculpé par le FBI pour une escroquerie dont le montant global est estimé à 65 milliards de dollars américains. Bienvenue dans le nouveau désordre mondial.
Je rejoins l’équipe de la Demeure du Chaos en novembre 2009. Situé sur l’une des communes les plus cotées de la périphérie lyonnaise, cet ancien relais de poste du 17e siècle est entièrement transformé et déstructuré. Pas un centimètre carré n’est resté indemne : hélicoptère et avion écrasés, bunker de métal sorti du sol, voitures renversées, surfaces éventrées et calcinées, portraits de leaders politiques, d’artistes et de terroristes peints à même les murs et ponctués de symboles ésotériques. Les visiteurs de ce musée d’art contemporain hors-normes s’y trouvent confrontés à des milliers de peintures, de sculptures et d’installations, parfois dérangeantes, qui reflètent la vision du monde de son fondateur, Thierry Ehrmann ; miroir pas si inversé d’une accélération industrielle, socioéconomique et technologique, sans précédent dans l’histoire de l’humanité.
Bien que la majorité d’entre nous n’en aient pas forcément conscience, nous nageons déjà en pleine science-fiction. Chaque semaine qui passe apporte son lot de découvertes scientifiques. On nous promet des remèdes aux maladies les plus graves, ainsi qu’une extrême longévité. Des intelligences artificielles sillonnent dès aujourd’hui les réseaux informatiques. De plus en plus d’astronomes reconnaissent la forte probabilité de l’existence de formes de vie extra-terrestres. Plusieurs agences spatiales envisagent leurs premières bases lunaires à court terme et les modifications génétiques sont à la portée de tout « biohacker » un tant soit peu doué. Ce qui passait avant-hier, au mieux, pour des rêveries adolescentes infuse à une vitesse exponentielle le quotidien et le devenir de nos sociétés. Mais l’astrologie n’en prend pas moins toujours le pas sur l’astronomie dans l’imaginaire collectif.
Car, en parallèle de ces avancées, d’aucuns nous promettent des catastrophes dignes des pires scénarios de films de série Z. Après le passage à l’an 2000, les adeptes du mayanisme tentent de nous refaire le coup de l’apocalypse, sur la base du calendrier mésoaméricain, en annonçant la fin du monde pour le 21 décembre 2012. Et cette fois-ci, ils ne sont plus isolés, désormais intégrés au sein d’une nébuleuse de mouvances qui ont envahi l’internet et les réseaux sociaux. Autrefois lumineux jusqu’à la naïveté la plus béate, le new âge a perdu de sa bonhomie. Terre plate, complot Illuminati, grands reptiliens extra-terrestres, satanistes dévoreurs d’enfants et polymorphes : ce qui nous faisait rire sur La Spirale au cours des années 1990 prend une teinte plus inquiétante, maintenant que les rangs des convaincus s’étoffent. À quel moment et par quel procédé bascule-t-on dans un tel déni de réalité ?
Les désillusions s’enchaînent, propulsées par le prisme déformant de médias avides de sensations, qui poussent de plus en plus souvent nos contemporains dans les bras des théories les plus absurdes. En 2016, le néologisme « post-vérité » est consacré mot de l’année par le dictionnaire d’Oxford. Certains hommes politiques, Donald Trump en tête, surfent sur cette vague irrationnelle. « Rien n’est vrai, tout est permis », pour citer Friedrich Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Et l’on ne s’étonne plus d’apprendre que des cercles de sorcières féministes et queers convergent aux États-Unis pour jeter des sorts collectifs à l’actuel président américain, sortilèges que des chrétiens fondamentalistes s’efforcent à leur tour de contrer par la prière. Loin d’être cantonné à l’Amérique du Nord, le phénomène fait tâche d’huile jusqu’en France, aux manifestations parisiennes contre le gouvernement d’Emmanuel Macron et à la banlieue lyonnaise.
Encore récemment, le centre autogéré Grrrnd Zero de Vaulx-en-Velin accueillait une soirée thématique « Soeurs Cières », ponctuée de nombreux rituels, avec présentation du dernier numéro du fanzine Clit Kong, sous titré : « Sorcières : subversives, puissantes & marginal[isé]es. ». L’écrivain britannique Alan Moore, également scénariste de bandes-dessinées aussi influentes que Watchmen, V pour Vendetta et From Hell, insiste volontiers, à ce sujet, sur les « guerres magiques » en cours pour la maîtrise de notre réalité consensuelle, par la manipulation du verbe, du logos. Des conflits qui opposeraient des groupuscules subversifs, réunissant artistes et marginaux, à nos élites économiques et politiques, ici motivées par la nécessité d’effrayer les populations afin de mieux les contrôler. Comme une énième série d’escarmouches entre culture et contre-culture, entre autorités et forces de contestation, dans un grand embrasement fantasmagorique caractéristique de notre postmodernité.
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Cette opposition entre dominants et dominés, artistes rangés et dérangés, nantis et avant-gardes, fait figure de mouvement perpétuel. Ce que retrace l’essayiste Greil Marcus dans Lipstick Traces, son histoire secrète du vingtième siècle ; un ouvrage qui relie le mouvement dada, les Sex Pistols, les gnostiques du début de l’ère chrétienne, les millénaristes du Moyen Âge et les situationnistes. Jusque-là, rien de nouveau sous la couche d’ozone. La culture populaire, et a fortiori les formes de divertissement produites à une échelle industrielle, ont toujours joué de cette opposition, à leur avantage. Afin de récupérer et recycler ce qui peut nourrir la machine et amuser les foules, en prenant soin d’écarter les éléments les plus dérangeants, incontrôlables, poétiques et irrationnels. « Le spectacle doit continuer. » Et surtout vendre, coûte que coûte. Les intermédiaires ont faim.
Mais les mouvements culturels les plus intéressants de ces dernières décennies n’en proviennent pas moins de zones urbaines et mentales qui sentent le soufre. Comme ce fut le cas du punk originel, né dans les quartiers les plus mal famés du New York des années 1970, du hip hop quelques années plus tard sur les terrains de basket défoncés du Bronx, de la techno dans les ghettos de Détroit et de la house music dans les clubs gays de Chicago, de la culture rave sur la périphérie londonienne de la fin des années 1980, mais aussi du reggae en Jamaïque, pour limiter ces exemples à quelques courants musicaux. Des quartiers pauvres, où l’on souffre et consomme des drogues souvent dures. Où les gens pensent mal, croient en des divinités étranges et pratiquent des cultes bizarres. Et font également preuve d’un dynamisme désespéré, capable de donner naissance à des initiatives fortes, véritablement créatives.
Et il nous incombe parfois, à nous observateurs, d’emprunter certains chemins de traverse pour questionner le statu quo. Car c’est aussi là, sur ces marges et dans ces friches, que se construit l’avenir, loin de la rigidité des bilans comptables et des couloirs policés des institutions. Encore et toujours, le monde peut et doit être entendu comme un infini de possibles. Aussi excentriques puissent-ils paraître. Comme l’écrit le journaliste new-yorkais Douglas Rushkoff en introduction de son essai L’Évolution comme sport d’équipe, où il s’interroge sur les aspirations à l’apocalypse de la contre-culture contemporaine et propose une nouvelle grille de lecture de notre époque : « Il n’y a rien au tournant. Pas de limite à atteindre, pas d’horizon événementiel à franchir, ou de moment d’innovation à espérer. Le changement s’est déjà produit. En effet, vous baignez en plein dedans. »
Laurent Courau